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krantz. — le pessimisme de leopardi.

de plus, elle n’implique pas nécessairement la préexistence d’une métaphysique déterminée. La preuve, c’est que d’abord elle convient aussi bien à l’optimisme qu’au pessimisme ; c’est aussi que la principale maxime de cette morale est identique à une règle de la morale provisoire de Descartes, qui précède justement toute métaphysique. On peut se soumettre à l’ordre du monde sans même connaître cet ordre ; c’est en s’y soumettant qu’on l’apprendra, au jour le jour, par expérience.

Voilà la morale de Leopardi. Elle n’offre aucune originalité ni dans ses préceptes, ni dans la justification et l’exposition de ses préceptes. Cherchons la métaphysique.

Cette infortune universelle a-t-elle un sens ? et quelle est sa cause ? — Elle n’a pas de sens ; c’est une chimère, et une douleur de plus, que de lui en chercher un. Voilà donc un premier domaine formé à la métaphysique, celui de la finalité. Le mal existe, mais ne s’explique pas. Aussi Leopardi le constate sans l’expliquer.

Passons à une autre notion très métaphysique aussi, la cause efficiente. Elle serait déjà bien diminuée par le fait qu’elle ne serait pas en même temps cause finale. Mais pourtant, on pourrait encore spéculer sur cette force ou aveugle ou méchante qui a créé le monde malheureux. Quelle est-elle donc ? Leopardi l’appelle nature. Mais ce n’est là qu’un nom. À quelle réalité précise correspond-il ? À aucune. Dans le dialogue VI, la nature elle-même est en scène. Elle converse avec une âme qui lui demande le secret de la vie ; voici ce que la nature trouve de plus clair à répondre. La nature : Tu es destinée à animer un corps humain, et tous les hommes naissent et vivent dans la souffrance. — L’âme : Ne devrais-tu pas au contraire les rendre nécessairement heureux, ou, si ce n’est pas en ta puissance, t’abstenir de les mettre au monde ? — La nature : Mon pouvoir ne va pas jusque-là. Je suis soumise au destin, lequel en a ordonné autrement, bien que je n’en puisse pas plus que toi deviner la raison[1]. — Et plus loin : « Ma fille, les âmes et tous les êtres « sont, comme je te l’ai dit, la proie du malheur sans que j’y sois pour rien. » La nature, on le voit, reste pour le poète une puissance indéterminée. Mais cette nature est une sorte de moyen terme entre le destin, qui est au-dessus d’elle, et les créatures qui sont au-dessous. La métaphysique de Leopardi tentera-t-elle d’expliquer les rapports de cette nature, si indéterminée qu’elle la laisse, d’une part avec les créatures, et de l’autre avec le destin ? Nullement. La nature ne sait pas pourquoi elle obéit au destin, ni pourquoi le destin

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