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krantz. — le pessimisme de leopardi.

chose d’aimable et de désirable par sa nature… J’affirme qu’une vie heureuse est un bien sans contredit, parce qu’elle est heureuse, mais non parce qu’elle est la vie. »

En tant que poète, Leopardi n’a pas pu ne pas chanter l’amour, et la femme qui en est la condition. Mais quelle place leur donner et quelle fonction leur assigner dans la théorie pessimiste ? Que viendront faire ces deux agents et ces deux symboles de la vie et de la propagation de la vie dans cette doctrine qui a pour divinité la mort et pour idéal le néant ? Dans la pièce L’Amour et la Mort, Leopardi tente une conciliation qui n’est qu’un pénible sophisme. Les amoureux pensent à la mort et veulent mourir en plein amour, parce que, sachant que leur amour finira, ils ne peuvent pas supporter cette pensée et préféreraient qu’il finît tout de suite. C’est comme un condamné à mort qui se tuerait par peur de mourir.

Quant à la femme, Leopardi est pour elle tour à tour ironique et attendri. Les mystères de son cœur, non éclairés par sa biographie, projettent ici leurs ombres changeantes sur la doctrine. « Il est étrange en vérité que, ne vous étonnant pas de voir les hommes être des hommes, c’est-à-dire des êtres peu estimables et peu aimables, vous ayez tant de peine à admettre que les femmes ne sont pas des anges. » Mais le même Génie qui décoche à la femme ce trait à la Schopenhauer, dit au Tasse, un peu après, en lui parlant de sa maîtresse : « Calme-toi, cette nuit je te l’enverrai en songe, belle comme la jeunesse… Tu lui prendras la main, et elle, te regardant fixement dans les yeux, versera dans ton âme une ivresse telle, que tu en perdras la tête. Demain toute la journée tu sentiras ton cœur battre plus fort de tendresse au souvenir de ce beau rêve[1]. »

Si les pessimistes doivent logiquement maudire la femme et l’amour, sources de la vie, par contre, ils doivent exalter le suicide, qui avance la mort.. Ainsi faisait Hégésias. Mais la situation est délicate. Un vrai pessimiste, s’il prêche le suicide, devra prêcher d’exemple : alors il ne prêchera qu’une fois. Au lieu de ce seul exemple, n’est-il pas plus profitable à la doctrine de se garder vivant pour répandre longtemps le précepte ? Ce fut, ce semble, l’avis du même Hégésias qui multipliait ingénieusement son propre suicide, avec le plaisir magistral d’assister à la multiplication, en ne se suicidant que dans la personne de ses disciples. Les pessimistes modernes ont senti l’embarras de l’alternative, et, par crainte des contradicteurs malavisés qui n’eussent pas manqué de les inviter à commencer l’anéantissement par eux-mêmes, ils ont démontré que

  1. Dialogue du Tasse et de son Génie.