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l’humanité peut encore avoir un idéal ; seulement il serait derrière elle, comme un âge d’or passé. Pourquoi les hommes n’auraient-ils pas pour but de retrouver cette inconscience perdue, qui seule est compatible avec l’amour de la vie ? — Mais revenons au suicide. Plotin, qui clôt le débat, estime que l’erreur des hommes est justement de se régler sur la nature actuelle et non sur la nature primitive. « Comment pourrait-on préférer de devenir un monstre pour plaire à la raison plutôt que de rester un homme pour suivre la nature ? »

Enfin Leopardi nous laisse sur un argument bien délicat et bien touchant, un vrai argument de poète, le plus humain et pour cela le meilleur de tout le livre : le suicide est un acte d’égoïsme, parce qu’en se tuant on ne délivre que soi et qu’on fait pleurer ses amis. Il y a dans cette pensée exquise un parfum de pessimisme antique et comme une grâce épicurienne. Epicure, l’ennemi des dieux, avait divinisé l’amitié. C’est toujours la sereine amitié, jamais l’amour, perfide complice de la vie, qu’ont invoquée les pessimistes, anciens ou modernes, quand se laissant aller aux sentiments humains, ils se sont adoucis et attendris.

C’est encore à Lucrèce que Leopardi nous fait penser quand il répand sur le tombeau d’Une jeune morte ces vers dont le scepticisme mélancolique est si contradictoire avec les dures affirmations du système : « nature, redoutable mère… Si c’est un mal pour les mortels de mourir prématurément, pourquoi l’infliges-tu à ces têtes innocentes ? Si c’est un bien, pourquoi rends-tu ce départ inconsolable, funeste, le plus grand des maux pour celui qui s’en va comme pour ceux qui restent ? » Enfin, cette nature si vague tout à l’heure, quand elle figurait dans le système comme une entité occulte, se précise tout à fait quand Leopardi la laisse parler dans son cœur de poète : elle devient la simple, la vulgaire nature humaine, dont les grands systèmes peuvent parfois se passer, mais dont les beaux vers ne se passent point : « Oui, je le crois, vivre est un mal ; mourir est une grâce : qui pourrait cependant (on le devrait en bonne logique) désirer voir le dernier jour de ceux qui lui sont chers ? Qui aurait le courage d’appeler de ses vœux le départ éternel de l’être chéri, avec qui il a passé de nombreuses années, de désirer des adieux après lesquels, sans espoir de rencontrer jamais son ami, par les chemins de la vie, il ira seul abandonné sur cette terre, regardant autour de lui ? etc[1]. »

  1. Poésies, traduction Valéry Vernier, p. 162.