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krantz. — le pessimisme de leopardi.

la nature qui défend le suicide. Voici les raisons : 1o L’ordonnance du monde disparaît, si les êtres pouvaient disparaître par leur propre volonté. 2o Il y aurait contradiction à ce que la vie servît à supprimer la vie. 3o L’instinct de conservation et l’amour du bien-être sont une preuve du devoir de vivre. — À quoi Porphyre répond : 1o On dit qu’il est illicite de mourir : pourquoi ne le serait-il pas de vivre malheureux ? 2o La nature, pour avoir le droit de défendre la mort volontaire, devrait avoir l’obligation de rendre la vie heureuse. 3o Nous avons la haine de la mort, mais plus encore la haine de la douleur. 4o La mort m’apparaît comme un bien : or la nature me pousse à rechercher mon bien ; donc la nature m’autorise à me tuer. Si maintenant Plotin objecte que « le suicide n’est pas conforme à la nature parce que les hommes qui se tuent sont pervertis et hors de la vie normale, » Porphyre répond par une théorie subtile qui prétend que, puisqu’en tout nous avons substitué l’art à la nature, nous devons substituer également l’art de la mort à l’instinct naturel de la vie. La maladie du désespoir est artificielle ; il lui faut un remède artificiel aussi. Par notre raffinement intellectuel, nous nous sommes fait une nature nouvelle contraire à la première. Ces deux natures ont cela de commun qu’elles nous portent également à vouloir le bonheur, mais elles ont cela d’opposé que les conditions du bonheur sont différentes pour chacune d’elles. Tandis que l’homme primitif pouvait être heureux sans mourir, l’homme actuel, transformé par la conscience, ne peut plus trouver le bonheur que dans la mort. Cette seconde nature est déterminée par notre raison, et notre raison sait que « la mort n’est pas un mal comme le croit notre instinct primitif. Elle est au contraire le remède sûr à nos maux, la chose la plus désirable et la meilleure pour nous. » Or c’est la nature actuelle qui doit nous servir de règle et non la nature primitive, puisque celle-ci est oblitérée par l’autre plus impérieuse à notre volonté et plus claire à notre intelligence.

C’est donc au nom même de la nature qu’on doit établir la légitimité du suicide.

Cette argumentation fort ingénieuse est peut-être ce qu’il y a de plus original dans la philosophie de Leopardi. On pourrait montrer qu’elle implique une sorte de théorie du progrès adaptée au pessimisme, lequel semble pourtant contradictoire avec toute idée de perfectionnement. Ce passage de la nature primitive inconsciente à la nature actuelle consciente est nécessairement un progrès ou une décadence. Si c’est un progrès, l’humanité, si mauvaise qu’elle soit, a donc néanmoins un idéal, et son évolution dans le sens de la conscience est intelligible et relativement bonne. Si c’est une décadence,