Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, X.djvu/456

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
446
revue philosophique

nombre que possible ; ou, en d’autres termes, à répartir la force nerveuse que la nature met à sa disposition de la façon la plus convenable à ses intérêts réels ou imaginaires. » On ne trouve que dans la sphère du moi l’action d’un tel principe, qui n’a rien de commun avec les lois de la mécanique, de la physique ou de la chimie. On ne peut y soumettre la nature qu’en imaginant qu’elle obéit, elle aussi, « à un agent analogue au moi et à sa constitution nerveuse ». Ce n’est pas assez pour le moi de satisfaire à toutes les exigences de cette loi supérieure d’économie intellectuelle ; il ne lui suffit pas de ramener à la plus haute unité possible la diversité infinie de ses représentations : il veut aussi énergiquement réaliser une semblable harmonie dans le monde de ses sentiments et de ses désirs.

La contradiction, l’antagonisme, voilà l’état naturel et primitif des désirs : c’est à la volonté seule qu’il est réservé de les réconcilier, de les subordonner entre eux, à la lumière de la raison et de la science. Mais l’individu ne peut entreprendre avec succès cette tâche difficile qu’autant qu’elle lui a été déjà facilitée par l’éducation, que les autres hommes et sa propre expérience lui ont donnée. Avant de s’interroger en philosophe sur le prix des choses et la sagesse de ses désirs, l’individu s’est déjà formé et a tiré des leçons de ses maîtres un plan de conduite, où l’impétuosité et l’aveuglement des désirs contraires sont déjà ramenés à une certaine discipline. Plus tard, il lui appartient de reprendre, de corriger et de compléter l’œuvre, dans ces moments heureux où l’âme peut écouter docilement la voix de la sagesse et de l’expérience, et, dans le calme des passions, préparer efficacement les moyens de les contenir. Comme le dit excellemment Leibniz dans les Nouveaux essais, « si l’esprit usait bien de ses avantages, il triompherait hautement. Il faudrait commencer par l’éducation…, et un homme fait doit commencer plutôt tard que jamais. Lorsqu’un homme est dans de bons mouvements, il doit se faire des lois et des règlements pour l’avenir. » Sans doute le désir ne peut être combattu que par le désir ; il faut avoir appris par l’expérience et l’habitude à se servir contre la passion « de ces méthodes et de ces artifices », ainsi que les appelle Leibniz, « qui nous rendent comme maîtres de nous-mêmes. » Qu’on n’oublie pas qu’il s’agit, pour la plupart des penchants, non de les supprimer, mais de les régler, de les coordonner. La vie divine n’est pas, comme le croyait Socrate, la vie entièrement exempte ou très pauvre de désirs, mais bien au contraire celle où rien ne vient contrarier la diversité harmonieuse des besoins. Avoir mis l’ordre dans ses idées et dans ses désirs, ce n’est pour le moi qu’un moyen d’exercer plus efficacement son empire sur la nature et de l’assujettir aux desseins de la volonté, aux fins idéales qu’elle poursuit. Mais ne semble-t-il pas que la fatalité mécanique des lois de la matière s’oppose à l’action libre du moi ? Si le moi ne peut modifier la quantité de la force matérielle, il faut évidemment en revenir à l’harmonie préalable, que Spinoza et Leibniz soutiennent, entre la nécessité mécanique et la nécessité