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deux fois la même route en sens contraire et fait cinq milles à l’aller et cinq milles au retour, on peut dire que les deux voyages s’annulent, puisqu’ils me ramènent au même point. Mais il n’est pas moins vrai que les deux, peuvent aussi s’ajouter, et que j’ai fait 10 000 milles de marche. Il faut donc déterminer, lorsqu’il s’agit de la comparaison du plaisir et de la douleur, à quel point de vue ils s’opposent, à quel autre au contraire ils s’ajoutent, et quelle conclusion se tire en faveur du pessimisme de leur opposition ; or c’est ce que personne n’a encore fait. — On suppose que les plaisirs et les peines de diverse nature sont des quantités de même espèce et peuvent s’additionner. Il est facile de montrer qu’il n’en va pas toujours ainsi, et que si le plaisir de la musique, d’une conversation spirituelle, d’une société choisie peut s’ajouter aux plaisirs de la table, il n’est pas malaisé de reconnaître que certains plaisirs sont exclusifs les uns des autres. Qu’on n’oublie pas non plus qu’il y a dans la capacité de jouir ou de souffrir de notre conscience une limite qui ne saurait être dépassée, sans que toutes les impressions nouvelles nous apparaissent comme indifférentes. Comment traiter enfin les plaisirs comme des valeurs équivalentes, et mettre par exemple les joies de la conscience en parallèle avec les autres plaisirs ? Il n’est pas permis davantage de dire que la peine soit neutralisée par le plaisir, Lorsque l’âme ressent en même temps les impressions de la peine et celles du plaisir, ce n’est pas un état d’indifférence, qui s’établit en elle par suite de leur opposition ; mais d’ordinaire l’une des deux l’emporte sur l’autre et absorbe la conscience tout entière. Ou, si les deux impressions sont également fortes, l’âme passe alternativement de l’une à l’autre sans qu’on puisse dire qu’elles se compensent, comme le gain et la perte le font au jeu. — Mais laissons de côté toutes ces considérations, et supposons pour un instant que nos émotions puissent être traitées comme des quantités de même nature, on n’aura pas rendu plus facile pour cela la balance qu’il s’agit d’établir. C’est qu’il faut en emprunter les éléments aux émotions agréables et douloureuses du passé aussi bien que du présent, et non seulement d’un individu, mais de tous les hommes. Or comment apprécier avec nos dispositions d’aujourd’hui nos impressions d’autrefois, juger avec la sensibilité de l’un les émotions qu’a ressenties la sensibilité de l’autre ? Où est l’unité de mesure ? où est la sensibilité normale ? qui la fournira ? Comment surtout établir une balance entre le plaisir de l’un et la douleur de l’autre ? Se consolera-t-on du mal de dents en pensant au grand nombre de ceux qui n’en ressentent pas les souffrances ? La vue des maux d’autrui devra-t-elle diminuer d’autant notre bonheur, ou même le changer en tristesse ? et le spectacle de la prospérité des autres ajoutera-t-il nécessairement à la vivacité de notre propre contentement ? Mais qui ne sait que tout cela dépend du tempérament et du caractère des individus. — Les arguments psychologiques, invoqués par M. de Hartmann, ne justifient donc ni son pessimisme ni les conséquences pratiques qu’il en tire. Et pourtant il n’invoque rien moins que l’auto-