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voyons tous les habitants d’accord pour taire le secret (la contamination des eaux) qui, divulgué, ruinerait les établissements balnéaires de la ville. Le sens large de l’expression : Esprit de corps, n’est manifestement qu’une extension du sens étroit ou purement professionnel.

La solidarité professionnelle est un des liens sociaux les plus puissants. Mais c’est dans les professions dites libérales (clergé, armée, université, magistrature, barreau, diverses administrations) que son action est le plus énergique. Des ouvriers appartenant au même métier, par exemple des mécaniciens, des menuisiers, des fondeurs en cuivre ne manifestent pas un esprit de corps aussi développé que l’officier, le prêtre, le fonctionnaire des diverses administrations. Ce n’est pas à dire que ces ouvriers soient dénués de toute solidarité corporative, puisqu’on sait que les ouvriers d’un même métier sont capables, dans certains pays, de s’unir en associations de métiers (Trade-Unions) et de se coaliser pour défendre vigoureusement leurs intérêts contre les patrons. Mais cette solidarité, chez ces ouvriers, reste purement économique. Elle se borne à la défense des intérêts matériels de l’Union de métier. Ce but atteint, son action cesse. Elle ne se transforme pas en une discipline morale et sociale cohérente et systématique qui domine et envahit les consciences individuelles. Ou du moins si elle agit dans ce sens, c’est uniquement pour développer chez l’ouvrier la conscience de ses droits de « prolétaire », par opposition à la classe antagoniste : la classe bourgeoise ou capitaliste. Ce n’est plus ici, à proprement parler, l’esprit de corps au sens étroit de cette expression ; c’est plutôt l’esprit de classe.

Mais, dans les professions libérales, il en est autrement. Ici, l’esprit de corps s’arroge un véritable empire moral sur les consciences individuelles. Ici, la corporation impose et inculque à ses membres, d’une manière plus ou moins consciente, un conformisme intellectuel et moral et les marque d’une estampille indélébile. Cette estampille est bien tranchée et varie d’un groupe à l’autre. Autres sont les manières de penser, de sentir et de réagir propres au prêtre, à l’officier, à l’administrateur, au fonctionnaire des diverses catégories. Ici chaque corps a ses intérêts très conscients d’eux-mêmes, ses mots d’ordre très définis et très précis qui s’imposent aux membres des groupes. Cette énergie toute particulière de l’esprit de corps dans les professions libérales s’explique peut-être en partie par ce fait que le prêtre, le magistrat, le militaire, et en général le fonctionnaire sont soumis à une organisation hiérarchique puissante dont l’effet est de fortifier singulièrement l’esprit de corps. Car il est manifeste que plus un groupe social est