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sociétés ; elle domine aussi la vie des corps constitués. Chaque corps a vis-à-vis des autres son orgueil de caste et son point d’honneur spécial. Il veut maintenir intacte sa respectabilité et ne pas déchoir de son rang dans le grand organisme que les divers corps forment par leur réunion. On peut observer entre les divers corps constitués une rivalité sourde qui se traduit dans la vie publique et même dans les rapports de la vie privée. M. A. France donne de cette rivalité entre corps une peinture des plus humoristiques dans la petite nouvelle intitulée « Un substitut » et qu’il attribue, dans l’Orme du Mail, à la plume de M. Bergeret[1].

Cet esprit de rivalité force le « corps » à veiller jalousement sur son honneur de caste et à exercer un sévère contrôle sur la tenue de ses membres. Malheur à celui qui, par ses paroles ou par ses actes, a pu sembler compromettre l’honneur du corps. Celui-là n’a à attendre de ses pairs ni pitié ni justice. Il est condamné sans appel. Quand cela est possible, la brebis galeuse est sacrifiée par une exécution officielle ; dans le cas contraire, on l’élimine silencieusement par des procédés plus ou moins hypocrites et qui dénotent dans « le corps » un machiavélisme plus conscient de lui-même qu’on ne croit. Le corps obéit ici à l’instinct vital de toute Société. « Comme une basse-cour se rue sur le poulet malade pour l’achever ou l’expulser, dit M. M. Barrès, chaque groupe tend à rejeter ses membres les plus faibles[2]. » Les faibles, les inhabiles à se pousser dans le monde, les mauvais figurants de la comédie sociale constituent pour le « corps » un poids mort qui l’entrave dans sa marche et dont il ne cherche qu’à se débarrasser. Aussi le corps les avilit-il, les humilie-t-il ; il s’efforce de créer autour d’eux ce que Guyau[3] appelle quelque part une atmosphère d’intolérabilité.

Cette politique d’élimination contre ses membres faibles, le « corps » la poursuit avec un dédain de l’individu et une absence de scrupules qui justifient souvent, il faut bien le dire, le mot de Daudet : « Les corps constitués sont lâches[4] ».

Pour mieux assurer sa politique de domination, l’esprit de corps tend à étendre autant que possible sa sphère d’influence. Il est essentiellement envahisseur. Il ne se bornera pas à contrôler l’existence professionnelle des membres du corps, mais il empiétera souvent sur le domaine de leur vie privée. Un romancier contempo-

  1. Voir A. France, l’Orme du mail, p. 245.
  2. Barrès, Les déracinés, p. 133.
  3. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.
  4. Daudet, L’Immortel.