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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/14

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par l’identification finale des voix et de l’orchestre ; tellement que celui-ci, dépassant de beaucoup la fonction subalterne d’accompagnateur, accomplit l’œuvre vocale elle-même et sert parfois à l’élever jusqu’à la perfection. Mais cédons la parole à l’éminent critique. « … C’est à la conscience humaine que s’adresse Mozart, et sa mélodie aura pour thème les passions et leurs vicissitudes. Quand je dis sa mélodie, je dis en même temps son orchestre, car désormais chant et orchestre ne font plus qu’un, et le grand drame de la vie a trouvé enfin son expression musicale… En effet, de ce moment, l’orchestre cesse d’être réduit au simple rôle d’accompagnateur, une part plus large lui est acquise : il intervient dans l’action, développe et commente les caractères[1].… » Je le demande, développer et commenter des caractères au moyen de sons qui ne sont pas articulés, comment est-ce possible, sinon en mettant à profit ce que les instruments contiennent de puissance vocale ? Et qui donc ne comprend que, sans une puissance de ce genre, l’expression même la plus incomplète d’un caractère leur serait interdite ? D’après M. H. Blaze de Bury, ce pouvoir expressif éclate tout entier dans Euryanthe, de Weber : « On connaît le grand soin que Weber apporte dans l’étude de ses caractères, qu’il approfondit et parfait pour ainsi dire au moyen de l’orchestre et de toutes les ressources combinées de son art. Eh bien, dans aucun autre de ses chefs-d’œuvre cette préoccupation du maître n’eut occasion de s’exercer avec tant de suite et de bonheur[2]. » — Il y a, dans le volume où je prends ces extraits, un dialogue fictif dont un des personnages dit, en parlant de la scène du Wolfsschlucht, l’une des plus originales du Freyschütz : « Vous appelez cela l’orchestre, monsieur, vous vous trompez : c’est la voix des éléments conjurés, c’est la cascade qui pleure, c’est le vent qui siffle dans les sapins de la fondrière, c’est la terre qui souffle l’incendie par ses mille crevasses volcaniques[3]. » Plus loin, je chercherai en quelle mesure l’orchestre réussit à traduire, sans les imiter, certaines voix-de la nature ; je note simplement ici le témoignage d’un juge si compétent, en faveur de l’aptitude vocale des instruments. Ce juge d’ailleurs joint à la profondeur la prudence ; il connaît et il signale les périls d’une orchestration ambitieuse à l’excès. « … Ne pourrait-on pas dire que l’orchestre est pour les musiciens ce que la métaphysique est pour les poètes, c’est-à-dire une route sûre pour se fourvoyer et se perdre s’ils n’y prennent garde ? C’est dans l’orchestre

  1. Musiciens contemporains, p. 51, 58.
  2. Même ouvrage, p. 63.
  3. Même ouvrage, p. 35.