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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/15

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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

en effet que se trouvent tant d’abstractions dont on a si plaisamment abusé de nos jours, c’est en creusant les abimes de l’orchestre qu’on découvre tout ce philosophisme dans l’art si pernicieux dans ses conséquences, si fatal lorsque des mains inhabiles s’en emparent et l’exploitent[1]. »

Je surprendrai peut-être quelques-uns de mes lecteurs en plaçant, à côté de M. H. Blaze de Bury, Hector Berlioz au double titre d’esthéticien musical et de théoricien plein, en général, de modération et de sagesse. Il mérite pourtant l’une et l’autre qualification. On s’en convaincra si l’on veut bien, comme moi, lire tout entiers les huit volumes qui portent son nom. On y trouvera, je le sais, un homme quinteux, un écrivain fantasque, un juge capricieux, souvent irrité et enclin aux exécutions sommaires ; on y verra un compositeur qui semble ne poser que des principes excessifs et ne viser’qu’au colossal, à l’immense, afin de secouer l’auditoire par des vibrations qui ébranlent ses nerfs, lui arrachent des larmes, le laissent frémissant et épuisé. Et toutes les expressions dont je me sers ici pour peindre l’un des aspects de sa nature puissante et mobile, c’est lui qui me les fournit. Méfiez-vous, cependant : Il y a un autre Berlioz qui contredit, qui dément celui-là. Par exemple, tandis que le premier se moque des philosophes auxquels il jette sans se gêner le nom de bouffons, le second adresse aux hommes d’État, aux directeurs des Beaux-Arts, aux administrateurs, aux artistes, ces conseils profondément sérieux et graves, quoique hérissés de toutes les pointes de l’ironie : « Gagnez des millions, et vous établirez un gigantesque Conservatoire, où l’on enseignera tout ce qu’il est bon de savoir en musique et avec la musique ; où l’on formera des musiciens artistes, lettrés, et non des artisans ; où les chanteurs apprendront leur langue, et l’histoire et l’orthographe, avec la vocalisation et même aussi la musique, s’il se peut ; où il y aura des classes de tous les instruments utiles sans exception et vingt classes de rythme ; où l’on formera d’immenses corps de choristes ayant de la voix et sachant réellement chanter et lire et comprendre ce qu’ils chantent ; où l’on élèvera des chefs d’orchestre qui ne frappent pas la mesure avec le pied et sachent lire les grandes partitions ; où l’on professera la philosophie et l’histoire de l’art, et bien d’autres choses encore[2]. » — En attendant cet enseignement de la philosophie et de l’histoire de l’art, Berlioz n’a perdu aucune occasion de mettre en brillante lumière les grandes règles de la théorie musicale. Qu’importe qu’il ne la baptise pas du nom d’esthétique, s’il

  1. Musiciens contemporains, p. 81.
  2. Les grotesques de la musique, pages 244, 45. 1881. Calmann Lévy.