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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/141

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BOUILLIER. — responsabilité morale dans le rêve

pas dans le rêve ; mais dans les pensées ou les actes dont le rêve coupable été la suite.

VI

Quelle est la valeur morale d’un engagement contracté dans un rêve ? Cette question a été vivement agitée dans la polémique de Rufin et de saint Jérôme. Saint Jérôme, dans l’exaltation de sa foi se reprochait, comme : une infidélité au Christ et à la croix, son goût pour les auteurs profanes de Rome et de la Grèce. De là, dans le désert de Chalcide, tandis qu’il était dévoré par la fièvre, il eut un rêve qu’il a lui-même raconté. Le Christ menaçant lui apparut, et saint Jérôme, pour apaiser son courroux, prit l’engagement de se consacrer désormais sans partage à la littérature sacrée. Néanmoins il n’avait pas eu la force de rompre avec Cicéron, et il avait même continué de le recommander à ses disciples. Rufin lui en fait un crime ; il l’accuse d’avoir manqué, par le plus grand des parjures, à un serment prêté entre les mains mêmes du fils de Dieu. Dans sa réplique, pleine de finesse et d’ironie, saint Jérôme déclare faire bon marché de la responsabilité de ces engagements imaginaires dont son adversaire prétend l’accabler. « Voilà assurément un genre d’attaques dont l’invention t’appartient tout entière : c’est de m’objecter un songe. Tu m’aimes à ce point de t’inquiéter de mes rêves ! Il faut prendre garde néanmoins, car la voix des prophètes nous avertit qu’il ne faut pas ajouter foi aux songes. » « Il ne faut pas se croire voué au feu éternel pour avoir rêvé adultère ; et, s’il nous arrive de rêver du martyre, il ne faut pas croire pour cela avoir mérité la couronne du ciel. Combien de fois n’ai-je pas cru me voir mort et étendu dans le sépulcre ! Combien de fois ne m’a-t-il pas semblé voler au-dessus de la terre et franchir les montagnes et les mers par une natation aérienne ? Suis-je donc obligé de ne plus vivre, et devra-t-on, à la réquisition, m’implanter des plumes aux épaules et aux flancs, parce que mon esprit, comme celui de tous les mortels, s’est laissé abuser par de vaines images ? Combien de gens riches en songe, se trouvent mendiants à leur réveil ? A-t-on soif en dormant, on boit des fleuves entiers sans que la gorge cesse d’être sèche et haletante. Je demande à n’être pas comptable des promesses faites dans mes rêves[1]. »

Il ne nous convient guère sans doute de prétendre renchérir sur

  1. Apologie contre Rufin. Voir Amédée ! Thierry, Récits de l’histoire romaine au ive siècle et ve siècle siècle. Saint Jérôme, liv.  IX.