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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/23

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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

désordonnés qui bouleversent une grande âme en proie au désespoir ; non ce désespoir concentré, calme, qui emprunte les apparences de la résignation ; non pas cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette, mais bien la fureur terrible d’Othello, recevant de la bouche d’Iago les calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdemona. C’est tantôt un délire frénétique qui éclate en cris effrayants, tantôt un abattement excessif qui n’a que des accents de regret et se prend en pitié lui-même. Écoutez ces hoquets de l’orchestre, ces accords dialogués entre les instruments à vent et les instruments à cordes, qui vont et viennent en s’affaiblissant toujours, comme la respiration pénible d’un mourant, puis font place à une phrase pleine de violence, où l’orchestre semble se relever, ranimé par un éclair de fureur ; voyez cette masse frémissante hésiter un instant et se précipiter ensuite tout entière, divisée en deux unissons ardents comme deux ruisseaux de lave ; et dites si ce style passionné n’est pas en dehors et au-dessus de tout ce qu’on avait produit auparavant en musique instrumentale. »

Arrêtons-nous un instant à ce premier passage. Je conviens tout de suite que le mot voix ne s’y rencontre pas. Mais le critique a reconnu et noté, dans le morceau de musique qu’il commente, des sentiments bouleversant une grande âme, une fureur terrible, un délire frénétique, des accents de regret, des accords dialogués, de la passion. Or, pour exprimer de tels états, qui sont éminemment psychologiques, ou pour reproduire les accents qui répondent à ces états, l’humanité n’a jamais eu de moyen sonore qui ne fût pas la voix naturelle ou artificielle. Quant aux cris, aux hoquets, au bruit d’une respiration pénible, ces phénomènes appartiennent à l’organe vocal, sans contestation. Toutefois, cette origine ne suffirait pas à les faire admettre dans l’œuvre musicale qui repousse les bruits informes, fussent-ils vocaux : l’art les prend ; mais il les façonne, il leur imprime la forme de l’intonation réglée, celle du rythme, celle du mouvement, celle de la mesure ; il les traite en un mot de la même façon que la voix parlée lorsqu’il veut faire de celle-ci une voix chantée. Donc, dire que Beethoven a introduit dans son orchestre des cris, des sanglots, des hoquets, revient à constater qu’il a transformé ces cris, ces sanglots, ces hoquets en variétés de la voix chantée, non cette fois par le larynx humain, mais par ces larynx fabriqués qui sont les instruments.

Dans l’adagio : « Le thème proposé d’abord par les violoncelles et les altos unis, avec un simple accompagnement de contre-basses pizzicato, est suivi d’une phrase des instruments à vent, qui revient