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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/250

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première parole est pour me dire : « Je ne sais pas pourquoi je viens ; il fait un temps horrible. J’avais du monde chez moi. J’ai couru pour venir ici, et je n’ai pas le temps de rester ; il faut que je reparte dans quelques instants. C’est absurde. Je ne comprends pas pourquoi je suis venue. Est-ce que c’est encore un phénomène de magnétisme ? »

Une autre fois, comme je l’attendais, j’avais prévenu le domestique qu’elle viendrait. À l’heure convenue, elle vient, toute effarée, dans mon cabinet. « Comment saviez-vous que je viendrais ? » me dit-elle à brûle-pourpoint. — « Mais je l’ignorais. » — « Non, vous avez prévenu votre domestique : il m’a dit que vous m’attendiez. Comment est-ce possible ? Je ne savais pas moi-même que je viendrais. »

L’expérience a réussi même à dix jours de distance. Ainsi je dis à A…, endormie : « Vous viendrez dans dix jours, tel jour, à telle heure. » Elle arriva au jour dit et à l’heure dite, sans savoir pourquoi, donnant pour raison de sa visite qu’elle ne m’avait pas vue depuis longtemps. Ce jour-là d’ailleurs, elle était fort fatiguée : et l’état anormal que ce souvenir inconscient lui avait inspiré l’avait gratifiée d’une violente céphalalgie.

Évidemment je n’examine pas ici la question de savoir s’il est possible à A… ou à B… de résister à l’ordre donné. C’est là une toute autre question, dans le détail de laquelle je n’entrerai pas à présent. Pour elles, tout se passe comme s’il s’agissait d’un ordre impératif auquel il serait impossible de se soustraire. Peut-être seraient-elles capables de le faire ; mais, pour une cause ou une autre, elles ne le font pas ; elles obéissent sans révolte à l’ordre que je leur donne ; je n’ai jamais cherché d’ailleurs à les contrarier : et ce que je leur demande est toujours plus ou moins facile à exécuter.

Ce qu’il y a, je crois, de remarquable dans cette mémoire inconsciente, et ce que je voudrais mettre en lumière, c’est cette inconscience absolue, qui fait que, même à une très longue distance de temps, un souvenir persiste, quoique la personne qui se souvient ne sache pas qu’elle se souvienne. Quelque étrange que paraisse l’association de ces deux mots, c’est un souvenir ignoré.

Il ne me parait pas d’ailleurs que ce phénomène soit exclusivement réservé au somnambulisme. Entre les faits normaux et les faits anormaux, il n’y a guère qu’une différence de degré. Ce qui existe à l’état normal est parfois si masqué et si obscur qu’on ne le comprendrait jamais, si un état anormal ne savait le rendre plus clair et plus évident. Ces souvenirs ignorés qui dirigent les actes existent probablement chez nous. Chez nous des causes inconscientes innombrables influent incessamment sur nos actes. Combien de souvenirs inconscients mènent fatalement la volonté !