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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/258

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quelle raison morale il y aurait pour qu’un être moralement mauvais reçût une souffrance sensible, et un être bon un surplus de jouissances ; nous verrons qu’il n’y a pas de raison, et que, au lieu de nous trouver en présence d’une proposition « évidente » à priori, nous sommes devant une induction grossièrement empirique et physique, tirée des principes du talion ou de l’intérêt bien entendu. Cette induction se déguise sous trois notions prétendues rationnelles : 1o celle de mérite ; 2o celle d’ordre ; 3o celle de justice distributive.

I. Dans la théorie classique du mérite : « J’ai démérité », qui exprimait d’abord simplement la valeur intrinsèque du vouloir, prend le sens suivant : « J’ai mérité un châtiment », et exprime désormais un rapport du dedans au dehors. Ce passage brusque du moral au sensible, des parties profondes de notre être aux parties superficielles, nous parait injustifiable. Il l’est plus encore dans l’hypothèse du libre arbitre que dans les autres. D’après cette hypothèse, en effet, les diverses facultés de l’homme ne sont pas vraiment liées et déterminées les unes par les autres : la volonté n’est pas le pur produit de l’intelligence, sortie elle-même de la sensibilité ; la sensibilité n’est donc plus le vrai centre de l’être, et il devient difficile de comprendre comment elle peut répondre pour la volonté. Si celle-ci a librement voulu le mal, ce n’est pas la faute de la sensibilité, qui n’a joué que le rôle de mobile et non de cause. Ajoutez le mal sensible du châtiment au mal moral de la faute, sous prétexte d’expiation, vous aurez doublé la somme des maux sans rien réparer : vous ressemblerez à un médecin de Molière qui, appelé pour guérir un bras malade, couperait l’autre à son patient. Sans les raisons de défense sociale, le châtiment serait aussi blâmable que le crime, et la prison ne vaudrait pas mieux que ceux qui y habitent ; disons plus : les législateurs et les juges, en frappant les coupables de propos délibéré, se feraient leurs égaux. Il est impossible de voir dans la sanction expiatrice rien qui ressemble à une conséquence rationnelle de la faute ; c’est, abstraction faite de l’utilité, une simple séquence mécanique, ou, pour mieux dire, une répétition matérielle, une copie dont la faute est le modèle.

II. Invoquera-t-on, avec V. Cousin et M. Janet, cet étrange principe de l’ordre, que trouble une « volonté rebelle » et que la souffrance seule peut rétablir ? On oublie de distinguer ici entre la question sociale et la question morale. L’ordre social a été en effet l’origine historique du châtiment, et la peine n’était au début, comme l’a fait voir Littré, qu’une compensation, une indemnité matérielle, exigée par la victime ou par ses parents ; mais, lorsqu’on se place en dehors du point de vue social, la peine peut-elle rien compenser ?