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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

Il serait trop commode qu’un crime pût être physiquement réparé par le châtiment, et qu’on pût payer le prix d’une mauvaise action avec une certaine dose de souffrance physique, comme on achetait les indulgences de l’Église en écus sonnants. Non, ce qui est fait est fait ; le mal moral reste, malgré tout le mal physique qu’on peut y ajouter. Autant il serait rationnel de poursuivre, avec les déterministes, la guérison du coupable, autant il est irrationnel de chercher la punition ou la compensation du crime. Cette idée est le résultat d’une sorte de mathématique enfantine. « Œil pour œil, dent pour dent[1]. » Dans l’hypothèse du libre arbitre l’un des plateaux de la balance est dans le monde moral, l’autre dans le monde sensible, l’un dans le ciel, l’autre sur terre : dans le premier est une volonté libre, dans le second une sensibilité toute déterminée ; comment établir entre elles l’équilibre ? Le libre arbitre, s’il existe, est tout à fait insaisissable pour nous ; c’est un absolu, et on n’a pas de prise sur l’absolu : ses résolutions sont donc en elles-mêmes irréparables, inexpiables ; on les a comparées à des éclairs, et, en effet, elles éblouissent et disparaissent ; l’action bonne ou coupable descend

  1. M. Renouvier, après avoir vivement critiqué lui-même l’idée vulgaire de la punition, a fait pourtant de grands efforts pour sauver le principe du talion en l’interprétant dans un meilleur sens. « Pris en lui-même et comme expression d’un sentiment de l’âme en présence du crime, le talion serait loin de mériter le mépris ou l’indignation dont l’accablent des publicistes dont les théories pénales sont souvent plus mal fondées en stricte justice. » (Science de la morale, t.  II, p. 296.) Selon M. Renouvier, il ne serait pas mauvais que le coupable subit l’effet de sa maxime érigée en règle générale ; ce qui est irréalisable, c’est l’équivalence mathématique que le talion suppose entre la peine et l’injure. — Mais, répondrons-nous, si cette équivalence était réalisable, le talion n’en serait pas plus juste pour cela ; car nous ne pouvons pas, quoi qu’en dise M. Renouvier, ériger en loi générale la maxime et l’intention immorale de celui qui a provoqué le talion ; nous ne pouvons non plus ériger en loi générale la maxime de la vengeance, qui rend les coups reçus ; nous ne pourrions généraliser que le mal physique et l’effet douloureux, mais la généralisation d’un mal est elle-même moralement un mal ; il ne reste donc que des raisons personnelles ou sociales de défense, de précaution, d’utilité. D’après M. Renouvier, le talion, une fois purifié, peut s’exprimer dans cette formule, qu’il déclare acceptable. « Quiconque a violé la liberté d’autrui a mérité de souffrir dans la sienne ; » mais cette formule même, selon nous, n’est pas admissible, au point de vue de la généralisation kantienne des intentions. On ne doit point faire souffrir le coupable ni restreindre sa liberté en tant qu’il a violé dans le passé la liberté d’autrui, mais en tant qu’il est capable de la violer de nouveau ; on ne peut donc pas dire qu’aucun acte passé mérite une peine, et la peine ne se justifie jamais que par la prévision d’actes semblables à l’avenir : elle ne s’attache pas à des réalités, mais à de simples possibilités, qu’elle s’efforce de modifier. Si le coupable s’exilait librement dans une ile déserte d’où le retour lui fût impossible, la société humaine (et en général toute société d’êtres moraux) se trouverait désarmée contre lui ; nulle loi morale ne pourrait exiger qu’ayant violé la liberté des autres il souffrit dans la sienne.