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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/260

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mystérieusement de la volonté dans le domaine des sens, mais ensuite il est impossible de remonter de ce domaine en celui du libre arbitre pour l’y saisir et l’y punir, l’éclair descend et ne remonte pas. Il n’existe entre le « libre arbitre » et les objets du monde sensible pas d’autre lien rationnel que le propre vouloir de l’agent ; il faut donc, pour que le châtiment soit possible, que le libre arbitre même le veuille, et il ne peut le vouloir que s’il s’est déjà amélioré assez profondément pour avoir en partie cessé de le mériter : telle est l’antinomie à laquelle aboutit la doctrine de l’expiation quand elle entreprend non pas simplement de corriger, mais de punir. Aussi longtemps qu’un criminel resta vraiment tel, il se place par cela même au-dessus de toute sanction morale ; il faudrait le convertir avant de le frapper, et, s’il est converti, pourquoi le frapper ? Coupable ou non, la volonté douée de libre arbitre dépasse à ce point le monde sensible que la seule conduite à tenir devant elle est de s’incliner ; c’est un César irresponsable, qu’on peut bien condamner par défaut et exécuter en effigie pour satisfaire la passion populaire, mais qui en fait échappe à toute action extérieure. Pendant la Terreur blanche, on brûla des aigles vivants à défaut de celui qu’ils symbolisaient ; les juges humains, dans l’hypothèse d’une expiation infligée au libre arbitre, ne font pas autre chose ; leur cruauté est aussi vaine et aussi irrationnelle ; tandis que le corps innocent de l’accusé se débat entre leurs mains, sa volonté, qui est l’aigle véritable, l’aigle souverain au libre vol, plane insaisissable au-dessus d’eux.

III. Si l’on cherche à approfondir ce principe naïf ou cruel de l’ordre mis en avant par les spiritualistes, et qui rappelle un peu trop l’ordre régnant à Varsovie, il se transforme en celui d’une prétendue justice distributive. « A chacun selon ses œuvres, » tel est l’idéal social de l’école saint-simonienne ; tel est aussi l’idéal moral, selon M. Janet[1]. La sanction n’est plus alors qu’un simple cas de la proportion générale établie entre tout travail et sa rémunération : 1o celui qui fait beaucoup doit recevoir beaucoup ; 2o celui qui fait peu doit peu recevoir ; 3o celui qui fait le mal doit recevoir le mal. — Remarquons d’abord que ce dernier principe ne peut se déduire en rien des précédents : si un moindre bienfait semble devoir appeler une moindre reconnaissance, il ne s’ensuit pas qu’une offense doive appeler la vengeance à sa suite. En outre, les deux autres principes eux-mêmes nous paraissent contestables, du moins en tant que formules de l’idéal moral.

  1. La morale, p. 577.