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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

placé jusqu’ici, il nous faut descendre dans la sphère plus trouble des sentiments et des associations d’idées, où nos adversaires pourraient reprendre l’avantage. La majorité de l’espèce humaine ne partage nullement les idées de Bouddha et de tout vrai philosophe sur la justice absolue identique à la charité universelle : elle a de fortes préventions contre le tigre de la légende et des préférences naturelles à l’endroit des brebis. Il ne lui parait pas satisfaisant que la faute reste impunie et la vertu toute gratuite. L’homme est comme ces enfants qui n’aiment pas les histoires où les bons petits garçons sont mangés par les loups et qui voudraient au contraire voir les loups mangés. Même au théâtre, on exige généralement que la vertu soit récompensée, le vice puni, et, s’ils ne le sont pas, le spectateur s’en va mécontent, avec le sentiment d’une attente trompée. Pourquoi ce sentiment tenace, ce besoin persistant d’une sanction chez l’être sociable, cette impossibilité psychologique de rester sur l’idée de mal impuni ?

C’est, en premier lieu, que l’homme est un être essentiellement pratique et actif, qui tend à tirer de tout ce qu’il voit une règle d’action et pour qui la vie d’autrui est une perpétuelle morale en exemples ; avec le merveilleux instinct social que possède l’homme, il sent aussitôt qu’un crime impuni est un élément de destruction sociale, il a le pressentiment d’un danger : tel un citadin enfermé dans une ville assiégée et qui découvre une brèche ouverte.

En second lieu, ce mauvais exemple est comme une sorte d’exhortation personnelle au mal murmurée à son oreille et contre laquelle ses plus hauts instincts se révoltent. Tout cela tient à ce que le bon sens populaire fait toujours entrer la sanction dans la formule même de la loi et regarde la récompense ou le châtiment comme des mobiles. Ἄνθρωπος ζῶον πολιτικόν. La loi humaine a le double caractère d’être utilitaire et nécessitaire : ce qui est exactement l’opposé d’une loi morale commandant sans mobile à une volonté libre.

Il existe une troisième raison plus profonde encore de l’indignation contre l’impunité : l’intelligence humaine a peine à rester sur l’idée de mal moral ; elle en est révoltée à un bien plus haut degré qu’elle ne peut l’être par un manque de symétrie matérielle ou d’exactitude mathématique. Dominée tout entière par l’idée de progrès, elle ne peut supporter qu’un être reste pour longtemps arrêté dans sa marche en avant.

Enfin il y a aussi à faire valoir des considérations esthétiques. Un être immoral renferme une laideur bien plus repoussante que la laideur physique et sur laquelle la vue n’aime pas à se reposer. On voudrait donc le corriger ou l’écarter, l’améliorer ou le supprimer. Rap-