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pelons-nous la position précaire des lépreux et des impurs dans la société antique : ils étaient traités comme nous traitons aujourd’hui les coupables. Si les romanciers ou les auteurs dramatiques ne laissent pas en général le crime trop ouvertement impuni, remarquons aussi qu’ils n’ont pas coutume de représenter leurs principaux personnages, leurs héroïnes surtout, comme franchement laids (goitreux, bossus, borgnes, etc.) ; sils le font parfois, comme Victor Hugo pour son Quasimodo, leur but est alors de nous faire oublier cette difformité pendant tout le reste de l’ouvrage ou de s’en servir comme antithèse ; le plus souvent, le roman se termine par une transformation du héros ou de l’héroïne (comme dans la Petite Fadette ou Jane Eyre). La laideur produit donc bien, à un moindre degré, le même effet que l’immoralité, et nous éprouvons le besoin de corriger l’une, comme l’autre ; mais comment corriger du dehors l’immoralité ? L’idée de la peine infligée comme réactif se présente aussitôt à l’esprit ; le châtiment est un de ces vieux remèdes populaires comme l’huile bouillante dans laquelle on plongeait avant Ambroise Paré les membres des blessés. Au fond le désir de voir le coupable châtié « part d’un bon naturel ». Il s’explique surtout par l’impossibilité où est l’homme de rester inactif, indifférent devant un mal quelconque ; il veut tenter quelque chose, toucher à la plaie, soit pour la fermer, soit pour appliquer un révulsif, et son intelligence est séduite par cette symétrie apparente que nous offre la proportionnalité du mal moral et du mal physique. Il ne sait pas qu’il est des choses auxquelles il vaut mieux ne pas toucher. Les premiers qui firent des fouilles en Italie et qui trouvèrent des Vénus avec un bras ou une jambe de moins éprouvèrent cette indignation que nous ressentons encore aujourd’hui devant une volonté mal équilibrée : ils voulurent réparer le mal, remettre un bras emprunté ailleurs, rajuster une jambe ; aujourd’hui, plus résignés et plus timides, nous laissons les chefs-d’œuvre tels quels, superbement mutilés ; aussi notre admiration même des plus belles œuvres ne va-t-elle pas alors sans quelque souffrance : mais nous aimons mieux souffrir que profaner. Cette souffrance en face d’un mal, ce sentiment de l’irréparable, c’est plutôt encore devant le mal moral que nous devons l’éprouver. Seule la volonté intérieure peut efficacement se corriger elle-même, comme les lointains créateurs des Vénus de marbre pourraient seuls leur redonner ces membres polis et blancs qui ont été brisés ; nous, nous sommes réduits à la chose la plus dure pour l’homme, à l’attente de l’avenir. Le progrès définitif ne peut jamais venir que du dedans des êtres. Les seuls moyens que nous puissions employer sont tout indirects (l’éducation, par exemple). Quant à la volonté même, elle doit préci-