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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

De même que les châtiments sociaux se réduisent de notre temps au strict nécessaire, les récompenses sociales (titres de noblesse, charges honorifiques, etc.) deviennent aussi beaucoup plus rares et plus exceptionnelles. Jadis, lorsqu’un général était vaincu, on le mettait à mort et quelquefois en croix ; lorsqu’il était vainqueur, on le nommait imperator et on le portait en triomphe : de nos jours,

    l’action et sur les mobiles sociaux ou anti-sociaux qui l’ont produite, sans jamais prétendre apprécier la puissance plus ou moins grande et la qualité intrinsèque de la volonté. MM. Garofalo et Ferri s’appuient sur un exemple qui se retourne contre eux : ils citent cet article des codes italiens et français qui punit de prison et d’amende « l’homicide, les coups et blessures involontaires » (Garofalo, Di un criterio positivo della penalità, Napoli, 1880 ; E. Ferri, Il diritto di punire, Torino, 1882). Suivant eux, cet article de loi, ne tenant aucun compte de la volonté du coupable, ne considère que l’acte brut, tout à fait détaché de l’intention qui l’a dicté : cette loi, suivant eux, serait l’un des types dont les lois de l’avenir doivent se rapprocher. — Mais il n’est pas du tout exact que l’article en question ne tienne aucun compte de la volonté du coupable ; si les coups et blessures dits involontaires (ou plutôt par imprudence) étaient absolument tels, on ne les punirait pas, parce que la punition serait inefficace ; la vérité est qu’ils se produisent faute d’attention : or l’attention étant une œuvre de volonté, elle peut mécaniquement être excitée ou soutenue par la crainte de la peine, et c’est pourquoi la peine intervient. La vie en société exige précisément chez l’homme, entre toutes les autres qualités, une certaine dose d’attention, une puissance et une stabilité de la volonté dont le sauvage par exemple est incapable. Le droit pénal a pour but, entre autres objets, de développer la volonté en ce sens : aussi est-ce encore à tort que MM. Carrara et E. Ferri ne trouvent « aucune responsabilité sociale » chez celui qui a commis un crime sans le faire de sa propre initiative et selon un mobile anti-social, mais parce qu’un autre l’a forcé à donner le coup de poignard ou à verser le poison. Un tel homme, quoi qu’en pensent les modernes juristes italiens, constitue un certain danger pour la société, non sans doute à cause de ses passions ou même de ses actions personnelles, mais simplement à cause de sa faiblesse de volonté : c’est un instrument au lieu d’être une personne ; or il est toujours périlleux d’avoir dans un État des instruments au lieu de citoyens. Il peut exister quelque chose d’anti-social non seulement dans les mobiles extérieurs qui agissent sur la volonté, mais même dans la nature de cette volonté ; or, partout où se trouve quelque chose d’anti-social, il y a prise pour une sanction légale. Il ne faut donc pas considérer la pénalité humaine comme étant absolument de même ordre que la sanction prétendue naturelle, qui tire les conséquences d’un acte donné, par exemple celui de tomber à l’eau, sans se préoccuper jamais de la volonté et de l’intention qui a précédé cet acte (E. Ferri, Il diritto di punire, p. 25). Non, le déterminisme intérieur de l’individu ne saurait échapper entièrement à l’appréciation légale, et de ce qu’un juge n’a jamais à se demander si un acte est moralement ou métaphysiquement libre, il ne s’ensuit pas qu’il doive en aucun cas négliger d’examiner avec quelle dose d’attention et d’intention, enfin avec quel degré, de volonté consciente cet acte a été accompli. Par degrés, le châtiment n’est devenu aujourd’hui qu’une mesure de précaution sociale ; mais cette précaution doit viser, outre l’acte et ses mobiles, la volonté qui se cache derrière : cette volonté, quelle que soit sa nature ultime et métaphysique, est mécaniquement une force dont l’intensité plus ou moins grande doit entrer dans les calculs sociaux. Il serait absurde à un ingénieur qui veut endiguer un fleuve de se préoccuper uniquement du volume de ses eaux, sans faire entrer en ligne de compte la force du courant qui les entraine.