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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/274

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un général n’a pas besoin pour vaincre de s’attendre ni à de tels honneurs ni à une fin si lamentable. La société reposant sur un ensemble d’échanges, celui qui rend un service s’attend, en vertu des lois économiques, à recevoir non une sanction, mais simplement un autre service : des honoraires ou un salaire remplacent la récompense proprement dite ; le bien appelle le bien par une sorte d’équilibre naturel. Au fond, la récompense, telle qu’elle existait et existe encore aujourd’hui dans les sociétés non démocratiques, constituait toujours un privilège. Par exemple, l’auteur que le roi choisissait autrefois pour lui donner une pension était assurément un écrivain privilégié, tandis qu’aujourd’hui l’auteur dont les livres se vendent est simplement un écrivain lu. La récompense était si bien considérée jadis comme un privilège, qu’elle devenait fort souvent héréditaire, comme les fiefs ou les titres ; c’est ainsi que la prétendue justice distributive produisait en fait les plus choquantes injustices. De plus, celui même qu’on récompensait y perdait en dignité morale ; car ce qu’il recevait ne lui apparaissait à lui-même que comme un don, au lieu d’être une possession légitime. Chose remarquable, le régime économique qui tend à prédominer parmi nous a, par certains côtés, un aspect beaucoup plus moral que le régime de la prétendue justice distributive, car, au lieu de faire de nous des hommes-liges, il nous fait légitimes et absolus possesseurs de tout ce que nous gagnons par notre travail et nos œuvres. Tout ce qui s’obtenait autrefois par récompense ou par faveur s’obtiendra de plus en plus par concours. Les concours, où MM. Renan et Taine voient une cause d’abaissement pour la société moderne, permettent aujourd’hui à l’homme de talent de créer lui-même sa position et de se devoir à lui-même la place où il parvient. Or les concours sont un moyen de remplacer la récompense et le don gracieux par un payement exigible. Plus nous allons, plus chacun sent ce qu’on lui doit et le réclame ; mais ce qu’on doit à chacun perd de plus en plus le caractère d’une sanction pour prendre celui d’un engagement liant à la fois la société et l’individu.

Comme les récompenses sociales déterminées que nous venons de rappeler, les autres récompenses plus vagues de l’estime publique et de la popularité tendent aussi à perdre de leur importance avec la marche même de la civilisation. Chez les sauvages, un homme populaire est un dieu ou à peu près ; chez les peuples déjà civilisés, c’est encore un homme d’une taille surhumaine, un « instrument providentiel » ; il viendra un moment où, aux yeux de tous, ce sera un homme et rien de plus. L’engouement des peuples pour les Césars ou les Napoléons passera par degrés ; la renommée des