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qui y marche. Au delà de la vie, dans l’éternel précipice, les garde-fous deviennent tout à fait superflus. Une fois terminée « l’épreuve » de l’existence, il n’y a plus à y revenir, si ce n’est, bien entendu, pour en tirer des expériences et de sages enseignements, au cas où il nous faudrait recommencer de nouvelles épreuves. Telle n’est pas la pensée des principales religions humaines. Les religions, en tant qu’elles commandent une certaine règle de conduite, l’obéissance à certains rites, la foi à tels ou tels dogmes, ont toutes besoin d’une sanction pour confirmer leurs commandements. Elles s’accordent toutes à invoquer la sanction la plus redoutable qui se puisse imaginer : à ceux qui ont violé leurs ordres d’une manière ou d’une autre, elles promettent des peines éternelles et font des menaces qui dépassent ce que l’imagination de l’homme le plus furieux peut rêver d’infliger à son plus mortel ennemi. Par là comme sur beaucoup d’autres points, les religions sont en plein désaccord avec l’esprit de notre temps ; mais il est étrange de penser qu’elles sont suivies encore par une foule de philosophes et de métaphysiciens. Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances, on en conclut que, lorsqu’il est irrité, il doit infliger le plus terrible des châtiments. On oublie que Dieu, ce suprême idéal, devrait être tout simplement incapable de faire du mal à personne, à plus forte raison de rendre le mal pour le mal. Précisément parce que Dieu est conçu comme le maximum de puissance, il pourrait n’infliger que le minimum de peine ; car plus est grande la force dont on dispose, moins on a besoin d’en dépenser pour obtenir un effet donné. Comme en outre on voit en lui la suprême bonté, il est impossible de se le représenter infligeant même ce minimum de peine ; il faut bien qu’au moins le père céleste ait cette supériorité sur les pères d’ici-bas de ne point fouetter ses enfants. Enfin, comme il est par hypothèse la souveraine intelligence, nous ne pouvons pas croire qu’il fasse rien sans raison ; or pour quelle raison ferait-il souffrir inutilement un coupable ? Dieu est au-dessus de tout outrage et n’a pas à se défendre ; il n’a donc pas à frapper. Les religions sont toujours portées à se représenter l’homme méchant comme un Titan engageant une lutte contre Dieu même : Jupiter une fois vainqueur, il est tout naturel qu’il prenne désormais ses sûretés et écrase son adversaire sous une montagne. Mais c’est se faire de Dieu une étrange idée que de se figurer qu’il pourrait ainsi lutter matériellement avec les coupables sans perdre de sa majesté et de sa sainteté. Du moment où la Loi morale personnifiée entreprend ainsi une lutte physique avec les coupables, elle perd précisément son caractère de loi ; elle s’abaisse jusqu’à eux, elle déchoit. Un Dieu ne peut pas lutter avec un homme : il s’ex-