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SÉAILLES. — philosophes contemporains

La philosophie de la nature est en un sens une philosophie de l’esprit, réciproquement, la philosophie de l’esprit dans la vie moyenne devient une philosophie de la nature. L’esprit ne s’aperçoit qu’en créant l’objet pour s’opposer à lui ; l’existence du moi est inséparable de l’existence du monde, les deux termes s’impliquent. La réflexion nous ramène ainsi du sujet à l’objet, en nous donnant les éléments subjectifs avec lesquels nous avons construit le monde. Nous ne subissons plus les sensations jusqu’à nous confondre avec elles ; nous les soumettons aux formes de la sensibilité et aux catégories de l’entendement. Par la loi des causes efficientes, nous les réduisons à l’unité d’un mouvement uniforme et continu ; par la loi des causes finales, nous faisons de cette unité monotone et vide l’unité riche et pleine d’une harmonie dont tous les éléments en accord retentissent à la fois dans l’unité de la pensée réelle et vivante.

Les formes de l’espace et du temps s’appliquent aux données des sens par l’intermédiaire du mouvement de la main qui mesure à la fois l’étendue par la durée, et la durée par l’étendue. « On a dit : L’homme pense parce qu’il a une main ; ce n’est pas très loin de la vérité ; ce n’est pas par la main que l’homme pense, mais la main est l’auxiliaire nécessaire de l’entendement : elle lui permet de s’exercer dans l’espace et dans le temps[1]. » Penser, c’est juger, c’est établir un rapport fixe entre deux termes changeants, c’est ajouter l’être au phénomène, de ce qui passe faire ce qui dure. La nature individualise à l’infini pour réaliser ; elle ne produit pas la généralité ; il n’y a pas deux choses sensibles qui soient identiques en deux points de l’espace et du temps. Comme il faut un intermédiaire entre les formes de la sensibilité et les sensations, il faut un intermédiaire entre les catégories de l’entendement et les images sensibles. L’intermédiaire, c’est encore le mouvement, mais sous une forme nouvelle et plus raffinée ; c’est le signe volontaire et réfléchi. « Le geste est une ébauche rapide, une sorte d’esquisse de l’objet ; le mot se substitue au geste, et le signe traduit l’objet d’une manière durable. La main apprend peut-être à la langue à parler, comme à l’œil à voir. Un système de signes représente les objets individuels sans en peindre aucun ; il rend seul possibles les idées générales, le jugement, la pensée. L’homme pense parce qu’il parle[2]. » Dans la vie moyenne, le sujet s’oppose à l’objet ; mais, s’il se distingue de l’objet, il ne s’en dégage pas. Il s’aperçoit à travers les formes de la sensibilité, et pour appliquer aux phénomènes sensibles les lois à priori, qui expriment son unité, il a besoin d’un intermédiaire, d’un mot, d’un signe. Ces signes ne sont pas moins

  1. Psych., leç. XVII.
  2. Psych., leç. XVIII.