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Toute opération psychologique suppose un sujet et un objet, mais ces deux termes peuvent être dans des rapports très différents. Dans l’habitude, nous voyons la pensée peu à peu s’abaisser, descendre dans les organes, s’y réaliser, se changer en une pure nécessité mécanique. Il y a ainsi un premier état où la pensée, comme aliénée d’elle-même, se fait nature, où le sujet et l’objet se pénètrent si profondément que leur distinction n’est plus qu’implicite et virtuelle[1]. C’est la vie animale. L’animal a des sensations, auxquelles répondent des images ; il a des besoins, des désirs, des instincts ; il peu lier deux perceptions, imaginer leur consécution, il ne peut concevoir leur rapport nécessaire ; il est affecté, il ne pense pas ; il ne peut ramener la diversité des sensations à l’unité de la conscience, se recueillir lui-même dans la multitude des phénomènes ; il est plongé dans un rêve qui recommence sans cesse et dont les épisodes sans rapport se succèdent sans s’unir. L’animal qui ne pense pas, agit soit d’après des habitudes innées, qui sont proprement l’instinct, soit d’après des habitudes acquises, qui dépendent du caractère naturel, des circonstances et de l’éducation. L’animal inférieur trouve en lui des associations d’images organisées dans un système nerveux, des liaisons établies avant toute expérience individuelle entre certaines inclinations, certains besoins et certains actes ; il est comme l’homme à l’état de somnambulisme. L’animal supérieur a une disposition naturelle et constante à la crainte, au courage, à la douceur, à la férocité ; ce caractère, qui diffère dans le bœuf, dans le mouton, dans le tigre, laisse à l’animal plus de latitude que l’instinct, tout en l’enfermant dans des habitudes dont il ne peut sortir : il agit comme l’homme, qui sous l’empire d’une violenté passion varie ses actes selon son milieu et selon son éducation. En tout cas, l’animal n’est jamais que la pensée hors d’elle-même, perdue dans l’objet, une idée réelle, et, s’il doit disparaître tout entier, c’est que la pensée, en se retrouvant, en se concentrant, l’anéantirait.

À cet état de dégradation, la pensée ne peut être étudiée qu’indirectement par l’expérience et par le raisonnement ; dans la vie moyenne, dans la vie proprement humaine, le sujet s’oppose à l’objet, la conscience apparaît et avec elle la personnalité. La pensée n’est plus diffuse, évanouie dans l’objet, mais elle reste en rapport intime avec lui ; ce n’est qu’en s’opposant à lui qu’elle se connaît, s’aperçoit, s’empare d’elle-même. En s’en distinguant, elle n’en peut sortir ; elle est la pensée du monde, elle n’existe qu’en lui donnant l’existence, et tous ses plaisirs, toutes ses déterminations, tous ses actes se rapportent à lui

  1. Psych., leç. VI, XXIII, XXX.