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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/305

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SÉAILLES. — philosophes contemporains

monde, admirer la beauté, aimer ses semblables. Voilà les biens impersonnels, offerts à tous, qui donnent le bonheur. La science, c’est tout devenant intelligible, c’est l’esprit égal à l’univers ; l’art, c’est l’esprit ne se retrouvant plus indirectement dans des formules, ombres de la réalité ; c’est l’esprit devenu réel se voyant par les yeux ; c’est tout le détail des vérités, que découvre péniblement la science, saisi dans une intuition qui est la splendeur du vrai ; la sympathie c’est le commerce direct des âmes pouvant s’élever jusqu’à l’amour qui transfigure et glorifie l’objet. L’amour qui envahit l’âme tout entière, la remplit d’une telle plénitude qu’il la détache d’elle-même, la pénètre d’une douceur si profonde qu’il lui donne l’ardeur du dévouement jusqu’à la mort, le désir de s’anéantir pour ne plus vivre qu’en ce qu’elle aime. N’y a-t-il pas là de quoi satisfaire les plus ambitieux ? « L’amour a ceci de commun avec tous les sommets qu’on n’y reste pas. L’illusion s’évanouit, la transfiguration cesse, on rentre dans la condition vulgaire, on se retrouve en présence d’un être semblable à soi[1]. » L’amour, « qui unit directement les êtres par un lien magique[2], » est éphémère ; l’amitié est durable, mais froide comme l’intelligence. Il reste de se rejeter sur les jouissances esthétiques : comment l’art donnerait-il ce que ne peut donner l’amour ? De l’intelligence, nous passons à ses œuvres, de l’âme à ses symboles. La science, c’est moins encore : à la place de l’être elle met une formule, elle est ce qu’il y’a de plus vide au monde, elle n’est que ce qui est moins la réalité même, elle finit au désespoir de Faust. Enfin, si vraiment cette morale exprime notre destinée, combien d’hommes peuvent-ils accomplir la destinée humaine ? Combien ont assez de force d’esprit pour comprendre la vérité, combien une sensibilité assez délicate, assez pénétrée d’intelligence pour goûter les beautés de l’art et de la nature !

Il est impossible que la loi d’un être ne soit pas l’accomplissement de sa destinée. Gardons le principe, en modifiant son interprétation. Entendue subjectivement la fin d’un être c’est la satisfaction de tous les penchants, c’est le bonheur ; entendue objectivement, c’est le développement de toutes les facultés, c’est la perfection. Tant que l’homme s’isole du monde, dont il est un élément, il ne se comprend pas lui-même ; la loi morale, c’est de se voir dans l’ensemble des choses, de réaliser sa propre nature en travaillant à l’ordre universel, à la perfection simultanée et harmonieuse de tous les êtres. Voilà une fin qui semble digne de la raison, vaste comme elle. Mais cet accomplissement des destinées est-il possible ? La nature paraît peu s’en soucier ; elle multiplie les êtres selon une progression

  1. Morale, leç. III.
  2. id.