Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
296
revue philosophique

effrayante et corrige sa fécondité par la destruction. Que de destinées avortées ! L’herbe ne demande qu’un peu de soleil et d’eau, le taureau mange l’herbe ; survient l’homme qui mutile le taureau intelligent et fort, en fait le bœuf indolent et lourd, l’engraisse et le mange. Singulière façon de travailler à l’ordre universel ! Qui est coupable ?… L’homme du moins peut-il accomplir sa destinée ? La lutte pour la vie se retrouve dans la société ; les infirmes de corps, d’esprit et de volonté sont écrasés et transmettent leurs misères et leurs vices comme une fatalité naturelle à des générations prédestinées et maudites. L’homme spirituel est il plus heureux que l’homme physique ? Quel est celui qui accomplit toute sa destinée ? Il faut rayer d’un seul coup toutes les nations sauvages, dans l’antiquité les esclaves, dans la plupart des pays les femmes. « On est réduit à compter sur les doigts les hommes qui ont donné un plein développement à leur intelligence ; on cite Platon, Aristote, Descartes, Leibniz ; mais l’esprit n’a-t-il pas tué le cœur[1] ? » Ces hommes admirés ne sont-ils pas de grands infirmes, les hypertrophiés de l’intelligence ? Alors il faut bien avouer que la perfection totale se compose d’imperfections partielles, que le bien est-contingent, relatif. Est-il du moins praticable ? Comment préciser toutes les conséquences possibles d’une action avant d’agir ? comment établir ses rapports à l’ordre universel ? On arrive à des conséquences décidément immorales. N’y a-t-il pas des cas où il peut-être utile de sacrifier une partie à l’harmonie de l’ensemble ? C’est la politique de la raison d’État, la justification du despotisme et de l’esprit révolutionnaire. On imagine bien un Dieu chargé de réparer toutes les erreurs de la nature et de contenter tout le monde. On ouvre le ciel aux regards éblouis, et le système finit en apothéose. Mais ce n’est là qu’une pièce de rapport ; l’unité du système est rompue. Ou « le ciel n’est qu’un hôpital pour les destinées manquées ici-bas[2] », et il faut l’ouvrir aux animaux comme aux hommes ; ou il nous désintéresse de l’ordre universel, qui n’a plus d’importance et qui disparaît devant cet ordre suprême et définitif réalisé dans la vie éternelle.

Si nous avons échoué une fois encore, n’est-ce pas que soumettre l’’esprit au monde c’est subordonner le supérieur à l’inférieur ? La liberté, étant au-dessus des choses, ne peut se résigner « à ce métier de valet[3] ». L’homme ne peut accepter de loi que de la volonté de Dieu. L’obligation, le respect, les épreuves de la vie présente, les sanctions futures, tout s’explique dans cette hypothèse et la con-

  1. Morale, leç. IV.
  2. id.
  3. id.