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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/307

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SÉAILLES. — philosophes contemporains

firme. — Est-il vrai que la morale ne puisse reposer que sur la religion ? Pour commander le respect, non la crainte, la loi ne doit pas être l’ordre d’une volonté arbitraire. La liberté ne peut accepter une consigne : « elle est l’absolu lui-même ; l’être personnel auquel on prétend l’assujettir n’est qu’un fantôme[1]. » À vrai dire, c’est « la religion qui repose sur la morale » ; la conscience juge les révélations, choisit entre elles et rejette sans plus d’examen toutes celles qui la blessent. Quant aux conséquences pratiques, elles sont détestables. Les textes sont obscurs ; il faut s’en rapporter aux interprètes, « c’est, en fin de compte, l’homme qui fait la loi à l’homme[2]. » La religion qui semblait s’élever si haut n’est plus qu’une politique au service des intérêts d’une caste sacerdotale. La loi morale ne peut nous être imposée du dehors ; « l’absolu en l’homme prend conscience de lui-même, il n’y a rien au-dessus de l’homme ; si l’esclavage est absurde, c’est que l’homme a conscience de porter sa fin en lui-même, on ne peut transporter l’esclavage de l’ordre physique dans l’ordre métaphysique[3]. »

Le problème moral semble insoluble : si nous cherchons notre loi dans nos tendances, nous poursuivons un bonheur qui nous fuit ; si nous plaçons notre fin hors de nous, nous cherchons en vain un bien qui soit supérieur à la liberté. Les contradictions se multiplient : la loi morale est un impératif catégorique, un ordre sans conditions, et elle peut pas être une consigne ; le bien doit être infini et réalisé ici-bas par des actes finis ; le devoir dépourvu de tout attrait sensible nous détache de nous-mêmes jusqu’au sacrifice, et il est absurde, impossible qu’un être intelligent agisse sans avoir en vue son bonheur. Ces contradictions ne sont dans notre destinée que parce qu’elles sont dans notre nature : la réflexion résout le problème en nous ramenant de l’objet au sujet, des phénomènes à l’être, au moi, à la pensée absolue. Nos inclinations se rapportent au monde sensible et nous y laissent, le fini ne peut satisfaire l’infini ; le bonheur est une illusion, dont la possession fait sentir la vanité. Faire de l’ordre universel la fin de la liberté, c’est encore donner au monde sensible une valeur absolue, élever l’objet au-dessus du sujet qui le crée ; faire intervenir un Dieu personnel, un législateur et un juge de la conscience, c’est poser en face de la pensée, en face du vrai Dieu, impersonnel et infini, une idole, un fantôme qui n’a de réalité que par notre imagination. L’absolu, c’est la pensée. L’homme n’est intelligible à lui-même dans sa nature et dans sa destinée qu’au

  1. Morale, leç. V.
  2. id.
  3. id.