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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/324

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la sensibilité ne pouvant sinon égaler, du moins imiter la pensée, qu’en multipliant à l’infini ses points de vue. Dès lors, sans que la pensée perde son unité, puisque seule elle existe, en fait l’univers, qu’elle embrasse dans son unité, comprend une infinité d’êtres qui se distinguent et s’opposent. Ces êtres ne sont pas des substances, des choses en soi ; ils sont, si j’ose dire, des concentrations de phénomènes. Mais ils ne sont pas isolés, sans rapport ; ils sont compris dans une même pensée, et chacun représente quelque chose de tous les autres. C’est une sorte de monadologie phénoménale. Ce monde des sujets sentants est un monde réel ; il peut être considéré en lui-même, acquérir une valeur croissante. En un sens, c’est la pensée qui fait toute la réalité de ce monde, car il n’existe que per elle ; mais, en un autre sens, c’est le monde qui fait toute l’existence de la pensée, car elle n’est qu’autant qu’elle s’exprime en lui. La pensée absolue n’est plus indéfinissable : sa fonction est de multiplier ses idées en les organisant. Seule, l’unité est le vide, le néant ; seule, la diversité est la dissolution et le chaos ; les deux termes s’impliquent, ne s’entendent que l’un par l’autre. L’expérience et la pensée se définissent par l’harmonie, le monde n’est plus une déchéance inintelligible, l’espace et le temps ne sont plus des formes décevantes. L’espace exprime la pluralité des idées qui s’ordonnent, mais s’opposent ; le temps exprime le progrès par l’effort, le double mouvement continu par lequel la pensée tout à la fois se multiplie et se concentre. L’effort est la loi universelle. Dieu est et n’est pas : il est à chaque instant ce qui est, tout le bien réalisé ; plus encore, il est ce qui n’est pas : un pressentiment, une espérance, la grâce efficace de l’idéal. C’est la douleur qui contient le secret des choses. Par sa volonté de s’anéantir elle-même, elle révèle à la fois le bien, le mal et leurs rapports. Le monde n’est plus une illusion ; la vie présente n’est plus un symbole, elle est sérieuse, elle est un fragment de l’effort universel vers le bien caché qui parfois se laisse entrevoir à la lumière de l’espérance. Nous sommes dans la nature, mêlés à sa vie, tout pénétrés de sa spontanéité puissante ; elle nous comprend, nous enveloppe ; elle est notre réalité ; elle agit en nous ; elle s’y voit elle-même ; devenue le génie, en ordonnant nos idées, elle découvre ses propres lois, se donne le spectacle du monde qu’elle a créé, puis, poursuivant son élan, elle se dépasse elle-même dans la beauté, dont l’harmonie lui donne le pressentiment et comme la vision du Dieu qui peu à peu, par La douleur et par l’effort, s’éveille en elle.

Gabriel Séailles.