Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
317
ANALYSES. — MAX MÜLLER. Kant’s Critique.

placé que bien après par Wöllner) ; l’auteur de la Critique ne s’attendait point à être condamné un jour au silence et forcé d’écrire, comme à l’époque indiquée, « qu’il s’abstiendrait désormais de toute exposition publique sur les matières de religion, soit naturelle soit révélée ». Il serait donc illégitime et injurieux de déclarer avec Schopenhauer l’édition de 1788 « une œuvre boiteuse, défigurée et difforme », d’accuser à ce propos « l’affaiblissement de l’âge qui parfois entraine à sa suite la faiblesse de cœur ». Il suffit de remarquer que le plus sûr moyen d’entendre les systèmes des grands penseurs est encore de recourir à la forme primitive et originale de leurs conceptions ; de rappeler enfin que la seconde édition, pour diverses raisons dont quelques-unes acceptables, avait le tort de dissimuler à l’arrière-plan la tendance idéaliste de la doctrine, ce point de départ de toutes les attaques des contemporains et de tous les malentendus.

La traduction de M. Müller est précédée d’une préface très personnelle et d’une introduction générale. Cette dernière est l’œuvre de M. L. Noiré.

La Préface. — Elle a un intérêt d’actualité, et il ne serait que juste de lui restituer son véritable nom : c’est un manifeste kantien à l’adresse de la philosophie anglaise contemporaine. Le criticisme, malgré de louables efforts, est peu près inconnu en Angleterre : les commentateurs sérieux de la doctrine y sont rares[1]. L’opinion anglaise, dès qu’il s’agit de Kant, se figure un philosophe ténébreux, un dogmatiste impénitent de l’a priori, une sorte d’halluciné de la croyance. Par une espèce de conscience atavique, les héritiers de Locke et de Hume répugnent à entreprendre l’examen périlleux du système, Qu’est-il résulté de ces dispositions d’esprit ? Un complet stationnement de la philosophie anglaise depuis deux siècles. « Sauf quelques exceptions, cette philosophie en est encore à attendre sa révolution copernicienne… C’est ainsi que, dans une controverse que j’eus à soutenir il y a quelques années avec l’un des plus illustres philosophes de l’Angleterre, mon contradicteur ne craignait point de me déclarer que l’espace ne saurait être une intuition à priori, à la façon dont l’établit Kant ; et la raison, c’était que nous pouvons fort bien entendre le carillon d’une cloche, sans avoir aucune idée du clocher et de sa situation hors de nous. » Le continuateur légitime de Hume et de Berkeley n’est point lu dans la patrie de ces deux penseurs, et, quand il est lu, il est à peine compris.

« J’espère pourtant, écrit M. Müller, qu’un temps viendra où les ouvrages de Kant et particulièrement la Critique de la raison pure seront

  1. Pour être juste, il convient de signaler au premier rang parmi ces heureuses exceptions : M. Mahaffy, qui a traduit en anglais l’ouvrage de Kuno Fischer sur Kant (Longmans, 1866) ; M. Caird, dont l’essai On the philosophy of Kant est justement apprécié en Angleterre et en Amérique ; M. Watson, auteur d’une intéressante étude, Kant and his English Critics, sans oublier M. Max Müller lui-même qui, en diverses circonstances et à plusieurs reprises, s’est consacré à la vulgarisation et à l’explication du criticisme.