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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/36

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certain ordre les images de nos sensations passées, s’ensuit-il que nos sensations futures doivent se succéder dans le même ordre[1] ? » Mon esprit a été fait par le monde, il peut être défait par lui. La nécessité de la science n’est qu’une illusion subjective. Je n’ai pas même le droit de dire qu’il n’y a aucune raison pour que ce qui a été hier ne soit pas demain, car j’élèverais au-dessus des faits et de l’expérience un principe à priori. L’homme s’en va dans les ténèbres vers l’avenir mystérieux, à tout instant peut-être près de l’abime, où il doit s’engloutir et le monde ; mais comme il marche à reculons, sans pouvoir tourner la tête, il va d’un pas sûr, imaginant la route qui s’étend derrière lui semblable à celle qu’il vient de parcourir.

La logique nous chasse de cette première théorie, qui détruit ce qu’elle prétend expliquer. Pour se retrouver elle-même, il semble que la pensée n’ait d’autre ressource que de sortir des phénomènes, de ce qui change, de ce qui passe ; qu’elle ne puisse se donner l’être qu’en pensant l’être. C’était la thèse de l’éclectisme. Sorte de religion laïque et appauvrie, l’éclectisme était surtout préoccupé de sauvegarder les croyances morales de l’humanité. Le libre arbitre fait l’homme responsable ; l’immortalité de l’âme permet le règne de la justice » l’existence de Dieu l’assure. La philosophie est faite pour ces dogmes. Avant tout, il faut éviter le matérialisme du xviiie siècle, « doctrine désolante. » Séparons la psychologie de la physiologie, opposons aux faits externes les faits de conscience. Mais, après s’être emprisonné dans le moi, comment en sortir ? comment atteindre le monde ? comment s’élever jusqu’à Dieu ? comment même des phénomènes intérieurs aller jusqu’à l’âme, leur principe ? La théorie de la substance suffit à tout. Une révélation de la raison, une sorte d’intuition intellectuelle nous élève des apparences à la réalité ; des sensations à la substance étendue ; des faits internes à la substance spirituelle ; de l’ensemble des phénomènes à la substance, à la cause infinie. En nous donnant le moi, le monde et Dieu comme trois réalités distinctes, cette précieuse théorie de la substance d’un seul coup nous délivre du matérialisme, du panthéisme et du scepticisme.

Les conclusions sont claires : l’âme, le monde et Dieu existent. Mais les prémisses sont-elles intelligibles, et, en admettant qu’elles le soient, ne concluraient-elles pas précisément à nous enlever ce qu’on prétend qu’elles donnent ? D’abord on cherche vainement la substance. Pas une route n’y conduit. Le sens commun, quoi qu’on en dise, ne la connaît pas, Ni l’intuition intellectuelle, ni la conscience aidée de la raison, ni le sens de l’effort ne peuvent ouvrir devant nous

  1. Du fondement de l’induction, p. 29.