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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/37

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SÉAILLES. — philosophes contemporains

le monde des entités[1]. Il n’y a que les poètes égarés dans les bois qui, à l’obscure clarté des lumières nocturnes, aient jamais vu les serviteurs de Titania sortir du calice des fleurs. Moins heureux sont les philosophes. Ils voient si peu les esprits qu’ils n’en peuvent rien dire et que, quand ils veulent les saisir, il ne leur reste dans les mains que deux grands mots vides de sens : la substance, la cause.

Si la théorie de la substance ne peut justifier ses principes, il semble qu’elle ait pour elle ses conséquences. Par une singulière ironie, cette théorie, qui voulait tout sauver, ne fait que tout compromettre. L’éclectisme ressemble à ce prophète dont la langue obéissait à une autre pensée qu’à la sienne. Il veut donner du problème philosophique une solution très simple ; en le posant, il le rend insoluble. Il ne doute de rien, ni du monde, ni de l’âme, ni de Dieu ; en formulant ses croyances, il les détruit. Il veut établir la science sur up fondement inébranlable ; par sa théorie des idées innées, il la ruine. Il veut séparer l’âme du corps, il ne laisse rien qui permette de les distinguer. Il veut sortir du monde et de l’esprit pour s’élever jusqu’à Dieu ; il n’arrive qu’à prouver que la pensée ne peut pas sortir d’elle-même.

C’est pour être trop inquiète d’échapper au scepticisme que la philosophie éclectique y tombe. Par crainte de compromettre l’existence de l’âme, du monde et de Dieu, elle les met si bien à l’abri qu’elle les met hors de portée. Elle sépare radicalement le sujet et l’objet, le monde et la pensée, ce qui apparaît et ce qui est. « Il est

  1. La nécessité d’abréger ce travail me contraint de ne donner que les conclusions de la critique de l’éclectisme. Cette critique d’un système longtemps en faveur paraît avoir préoccupé M. Lachelier. Il n’arrive à sa propre pensée qu’en traversant les théories de l’empirisme et de l’éclectisme. Cette dialectique négative caractérise sa méthode. Il suit toutes les transformations des systèmes, il les perfectionne, il les réfute jusque dans leurs métamorphoses possibles. Il semble s’attarder et se plaire à ces jeux. Il ne veut que pousser l’esprit de solutions en solutions jusqu’au principe qui s’impose (idéalisme), mais qui répugne trop à nos préjugés pour être accepté autrement que par contrainte logique. Dans sa critique de l’éclectisme, M. Lachelier montre que la théorie des idées innées, étroitement liée à la théorie des substances et des causes, rend les mathématiques impossibles en substituant à l’empirisme vulgaire un empirisme transcendant. L’idée innée du triangle est toujours en moi l’image d’un triangle. Il montre que les sciences positives ont besoin de principes qui leur permettent de décomposer et de relier les phénomènes, qu’elles n’ont que faire d’un monde d’entités suprasensibles, qui, au lieu de donner une méthode, posent un nouveau problème. Il montre irréfutablement que la théorie de la substance rend notre connaissance du monde illusoire, les phénomènes nous cachant la seule réalité véritable ; qu’elle rend impossible la distinction de l’âme et du corps, les deux substances étant également inconnues ; qu’elle ne peut nous conduire à Dieu par les principes des causes efficientes et des causes finales, ces principes nous laissant dans le monde des phénomènes.