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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/373

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FOUILLÉE. — arguments en faveur du libre arbitrie

de soi. Comment se fait-il qu’un commencement absolu de la conscience ne se saisisse lui-même ni comme commencement ni comme absolu ? Dira-t-on que la liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la rupture, dans l’hiatus et le vide entre des séries de phénomènes ? — En ce cas, il sera effectivement facile de comprendre qu’on n’ait point conscience d’une discontinuité, d’un vide ; mais, que ce vide puisse constituer le libre arbitre, c’est ce qui sera plus difficile à saisir. Dans tous les cas, si le « groupe de phénomènes et de lois » s’attribue les phénomènes qui jaillissent au beau milieu des phénomènes préexistants, c’est par pure hypothèse. Un Grec aurait pu tout aussi bien attribuer ces commencements absolus soit à la Fortune, soit à la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En effet, l’apparition d’un motif ou d’un mobile nouveau dans la conscience est une véritable suggestion ; de plus, elle est « imprévisible » pour moi tout comme pour autrui, car, si je pouvais prévoir ce que je vais vouloir, il n’y aurait plus commencement absolu et liberté imprévisible. L’idée ou le sentiment « automotifs » qui font subitement leur « apparition » ont donc tous les caractères de choses étrangères : comme je ne puis voir leur raison en moi et dans mes états antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m’affirme que cette raison n’est pas dans mon cerveau et dans mon organisme, je puis parfaitement supposer un ange ou un démon qui m’inspire.

La faim, l’occasion, l’herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant.

Jules Lequier, dans les « perspectives de sa mémoire », qu’il prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s’apparut à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s’il se tournait vers eux un jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s’étaient arrêtés à telle pensée, « les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres. » — Mais, peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une série de commencements absolus ; ne verrons-nous pas se produire la même perspective ? L’homme de chaque instant passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l’homme de l’instant suivant, sur « l’homme « nouveau sorti de l’homme ancien » par un commencement absolu, et le long de cette nouvelle perspective, n’entendrons-nous pas les personnages successifs, qu’aucun lien certain ne rattachait l’un à l’autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres ? Tant il est vrai