Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
364
revue philosophique

que, dans tous les systèmes, le problème de l’individuation et de la responsabilité offre des difficultés analogues : il faut un lien entre le moi d’aujourd’hui et celui d’hier, et cependant il faut que ce lien soit d’une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel renouvellement dans une continuelle identité. Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé dans le libre arbitre, qui fait de la vie morale une suite d’épisodes.

V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité. — Une dernière difficulté psychologique et morale, c’est celle des limites, conditions et variations intérieures de la liberté. M. Marion, dans sa thèse très intéressante sur la Solidarité morale, admet à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n’est qu’un autre nom du déterminisme. Il va jusqu’à croire : 1o que le libre arbitre est lui-même solidaire ; 2o que, tout en s’exerçant dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a « des manifestations phénoménales déterminées par les lois de la nature », comme la liberté nouménale de Kant. Enfin M. Marion admet des « degrés » et une simple « virtualité » dans le libre arbitre. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier, et la première partie du livre combat contre la seconde. Aussi M. Renouvier lui-même rejette ces assertions ; mais n’aboutit-il pas à son tour à l’antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité[1] ? Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se présenter qu’une fois réellement et dans la vie d’un seul homme, « cette puissance-là passant à l’acte serait toujours un absolu sui géneris, échappant à toute solidarité en tant qu’elle s’exerce. » Mais il ajoute que, si le libre arbitre est inconditionnel, il a cependant des « conditions d’existence » qui doivent être « données », et des « conditions d’exercice » qui sont « les éléments, les mobiles et les moyens. » — Que reste-t-il alors en propre à cet « absolu sui generis », qu’on nous représentait tout à l’heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses « mobiles et motifs » ? Ce résultat semble d’ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.

On a beau répondre que l’acte libre est seulement celui qui n’est pas « entièrement prédéterminé », entièrement solidaire, et que « le fait du commencement absolu », de l’insolidarité, « est ici resserré dans d’étroites limites » ; les limites qui entourent un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque ; une petite création spontanée sur un petit point de l’univers, un petit fiat lux ou un

  1. id., 14 oct. 1880, pp. 169, 172.