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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/403

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SECRÉTAN. — la métaphysique de l’eudémonisme

qui pourrait les faire, car pour y réussir il faudrait se transporter dans l’intérieur de tous les êtres sensibles. Il est certain que nous ne vivons qu’en nous mangeant les uns les autres ; Schopenhauer assure que la souffrance du mouton dévoré l’emporte sur le plaisir du loup à contenter son appétit. L’argument n’est peut-être pas décisif, car cette crise finale est bien courte ; mais il est certain qu’entre les besoins inassouvis et la crainte des dangers imminents il y a bien peu d’instants vraiment paisibles pour un être doué de quelque prévision. On n’en saurait douter : si la jouissance mesure la valeur de l’être, le monde est mauvais, que ce soit par accident ou par un effet de sa constitution primitive.

Ce point acquis, s’ensuit-il que le principe même de l’être soit aveugle et n’ait pas su ce qu’il faisait ? Il m’est impossible de l’admettre. Dans une étude récente sur la Philosophie de l’Inconscient[1], M. Alfred Weber, de Strasbourg, a bien mis en saillie la contradiction fondamentale de cette œuvre composite. « D’un côté, dit-il, l’on (M. de Hartmann) prétend avec raison que tout vouloir implique une idée à titre de but immanent, qu’idée et volonté sont des notions absolument inséparables ; d’autre part, ces deux éléments d’une seule et même cause universelle déclarés inséparables sont violemment séparés, constitués dans une indépendance réciproque, transformés en principes antagonistes et portés à l’absolu chacun pour son compte. En contradiction directe avec la thèse que tout vouloir implique une idée et ne saurait être conçu sans elle, la volonté de l’absolu est représentée comme « absolument stupide », tandis qu’en, échange l’idée, l’intelligence, la sagesse absolue serait à son tour totalement sans volonté. La volonté opère d’une manière complètement indépendante, elle se précipite dans l’existence à ses risques et périls, et ce n’est qu’après en avoir savouré la torture jusqu’à la dernière goutte qu’elle se résout finalement à ne plus vouloir. Et pourtant, aux termes exprès de l’auteur, cette volonté qui a commis la folie de créer le monde était la volonté d’un être tout sage, quoique d’une sagesse inconsciente. Ce n’est pas la volonté qui veut, comme ce n’est pas la représentation qui représente, et dans l’hypothèse, l’être qui veut est un être tout sage. Le vice radical se trouve dans la personnification de la volonté et de la représentation, où l’unité de l’absolu disparaît pour faire place au dualisme. On ne saurait entendre que l’être qui veut soit intelligent et la volonté de cet être stupide. La volonté d’un être tout sage participe de cette sagesse et ne saurait commettre une folie. »

  1. Wille zum Leben oder Wille zum Guten ? Ein Vortrag ueber Ed. von Hartmanns Philosophie. Strasbourg, 1882.