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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/406

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fortement la thèse contraire. Le pessimisme conséquent n’est autre chose que l’empirisme, ainsi que M. Renouvier le fait entendre assez bien dans la Critique philosophique du 2 septembre dernier[1]. La diversité, l’opposition des systèmes prend sa source dans ce contraste fondamental. La philosophie sincère est tragique. L’autre n’obtient sa sérénité compassée, sa froideur hautaine qu’en faisant abstraction des faits. La religion, affaire pratique, s’efforce de jeter un pont sur un abîme, de réparer une déchirure, de cicatriser une plaie ; la philosophie voudrait s’expliquer seulement d’où vient l’écart, et comment il est possible que ce qui est diffère à tel point de ce qui ne peut pas ne pas être.

III

L’Impératif.

La spéculation n’aboutissant pas, on serait tenté de questionner l’histoire, pour lui faire dire que la misère du monde n’a pas de raison dans la nature des choses, et provient simplement d’un accident. Mais, quels que puissent être le sens et la valeur de cette doctrine de la Chute, aujourd’hui décriée, elle ne résout pas notre problème, ou du moins elle ne le résout pas seule, et le moment de la consulter n’est pas venu. Le désordre est si profond, la contradiction si radicale entre la réalité du monde et la notion d’une demeure préparée pour le bonheur, qu’il faudrait reculer la crise au delà des fondations de l’existence et, suivant l’exemple des sectes gnostiques, tenir le monde pour une œuvre d’esprits déchus. Considération plus grave : la supposition d’une chute implique une croyance à la liberté morale, inséparable elle-même du sentiment qui attribue à la volonté des qualités et des vertus propres, indépendamment de la jouissance et de la souffrance.

Suivant le point de vue religieux vulgaire, le bonheur, unique objet de nos désirs, serait la récompense d’une conduite conforme aux ordres de la volonté souveraine. On peut admettre cette opinion sans y trouver la réponse à nos questions. Si le bonheur est finalement le seul but que nous puissions nous proposer en agissant, une direction de la volonté n’a rien en soi de meilleur qu’une autre, les commandements auxquels nous sommes tenus d’obéir seraient des commandements arbitraires. Mais alors quelles attestations pourraient garantir leur divinité mieux que celle des désirs implantés en

  1. XIe année, 2e vol. , p. 74.