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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/530

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avec les phénomènes les êtres, en même temps que les modes la substance, et alors une métaphysique est possible, basée sur la réflexion, telle que l’entendaient Descartes, Leibnitz, Maine de Biran, telle que l’entend encore M. Ravaisson ; Descartes alors ne fait pas un paralogisme, le Je suis n’est pas une synthèse, mais une analyse, au rebours de ce que pensait Kant.

Or, c’est bien ainsi que Descartes l’a entendu, et, selon son principe même[1], il ne sera démontré qu’il a eu tort que le jour où la critique de Kant s’imposera à l’esprit humain avec l’irrésistible évidence des mathématiques. Jusque-là, nous devons, pour juger Descartes, nous placer à son point de vue. Or, pour lui, le Je suis, loin d’ajouter au Je pense, l’affaiblirait plutôt. Le Je suis est impliqué dans le Je pense ; c’est dans l’analyse de l’être pensant qu’il trouve l’être.

Maine de Biran le comprend ainsi[2], mais il reproche à Descartes de conclure de l’existence d’un mode actif et individuel à l’existence d’une substance passive et générale. En passant de la pensée à l’existence, Descartes passe de l’effet à la cause, il se dépasse lui-même et à la fois ne s’exprime pas tout entier. D’un côté, « cette conclusion : donc je suis, à savoir une chose pensante, serait mieux exprimée par ces termes : donc il y a en moi (homme concret) une chose pensante[3]. » D’un autre côté, « il exprime l’individualité précise du sujet sous le terme universel appellatif d’un objet indéterminé[4], » et ici il dit plus qu’il ne devait dire. Le tort de Descartes a été de « ne pas observer assez, peut-être, que ce moi qui se replie ainsi pour s’affirmer son existence et en conclure la réalité absolue, exerce par là même une action, fait un effort ; or toute action ne suppose-t-elle pas essentiellement et dans la réalité un sujet et un terme ? peut-on considérer l’effort comme absolu et sans résistance[5] ? » Il n’est pas une substance absolue, il n’y a en lui que la réalité et l’individualité active d’une telle substance, ou même il n’y a peut-être pas de sub-

  1. Toute chose dont on dispute est douteuse. Voy. Disc. de la méth., 1re part., no 12, t.  I, p. 9.
  2. « Je pense, donc je suis : pour bien apprécier la valeur de ce premier principe, que saisit Descartes au sortir du doute méthodique, il fallait commencer par se placer avec lui dans le point de vue de la plus intime réflexion… La forme sous laquelle Descartes énonce son principe ne fait, ce me semble, qu’exprimer logiquement la liaison qui se trouve établie dans l’ordre des faits intérieurs entre l’exercice réel de la pensée et le sentiment d’existence individuelle, comme entre le sentiment du moi et son existence réelle. » (Décomposition de la pensée, 1re partie, note B, Œuvres éditées par V. Cousin, t.  II, p. 131.)
  3. De l’aperception immédiate, Œuvres, t.  IIII, p. 4.
  4. Ibid., p. 7.
  5. Décomposition de la pensée, loc. cit., p. 131.