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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/611

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FOUILLÉE. — le libre arbitre

« nous pouvons croire probablement que les phénomènes de cette classe ne sont pas en général prédéterminés[1]. » C’est là un paralogisme essentiel : de ce que des phénomènes ne sont pas prédéterminés en un seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on conclut indûment qu’ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas préterminées à tomber en une seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants, entre lesquels il est possible qu’elles se partagent également, il n’en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à tomber en aucun sens et que chaque goutte soit libre de choisir entre le versant de l’Océan et le versant de la Méditerranée. Il est au contraire nécessaire : 1o que les gouttes tombent ; 2o qu’elles tombent sur un versant ou sur l’autre ; 3o que la moitié tombe sur le premier versant et l’autre moitié sur le second si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette répartition égale ; 4o que celui qui connaît cette configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières, attende une chute également répartie à droite ou à gauche ; 5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves, de grosseur sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire les gouttes d’eau étaient libres ou le nuage libre, c’est alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux vers l’Océan ou vers la Méditerranée ; par conséquent, nous aurions beau connaître l’égalité matérielle des deux pentes et la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes d’eau[2].

  1. Renouvier, ibid., p. 96.
  2. Ce premier paralogisme pourrait être invoqué et l’a été de fait en faveur des miracles divins tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre. « J’admets, — dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en faveur de la pluie, — que dans chaque année il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d’eau : ce sera la loi invariable ; mais la distribution de cette eau sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi, vous voyez qu’avec vos lois invariables nous pourrons fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des pluies générales pour le monde, et des pluies d’exception pour ceux qui ont su les demander… Déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient un peu les croyants de leur époque en leur demandant pourquoi Jupiter s’amusait à foudroyer les rochers du Caucase ou les forêts inhabitées de la Germanie… Mais le tonnerre, quoiqu’il tue, n’est cependant point établi pour tuer ; et nous demandons précisément à Dieu qu’il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l’accomplissement des lois physiques. » L’auteur d’un Essai sur les lois du hasard, M. de Courcy, dit que tout au moins Dieu peut nous envoyer une pensée qui nous détourne