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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/619

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FOUILLÉE. — le libre arbitre

sants à agir qu’à modifier le cours des astres » ; si l’esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant. « ne savait d’avance combien seraient vains les vœux qu’il pourrait former, il en formerait un seul, celui de perdre toute sa science de l’avenir, » pour recommencer à vivre dans un monde comme le nôtre, où l’immense majorité des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente semble avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son conseiller railleur : « traverse le monde sans rien approfondir. »

Il y a dans ce découragement un fatalisme excessif, où se glisse encore un souvenir du λόγος ἀργός. L’analyse du problème n’est pas poussée assez loin. Soit ma conduite à venir complètement déterminée ou tout au moins partiellement déterminée dans toutes ses circonstances importantes ; me voilà en possession du tracé de la trajectoire que je vais décrire : il s’agit de savoir si l’avenir vérifiera ma prévision. Mais voici ce qui va se produire, en vertu même de la réflexion de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive dans le présent a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le présent est aussi une cause pour l’avenir : ces deux propositions réciproques sont le fondement même du déterminisme. Par suite, outre les causes qui constituent mon état présent et dont j’ai calculé les effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer son influence sur l’avenir : à savoir le résultat de mon calcul ou ma prévision elle-même, qui, étant comme une expérience anticipée, a pour modifier la conduite la même propriété qu’aurait l’expérience. L’avenir, en tant qu’il est pensé et produit par moi-même, est donc un avenir modifiable pour moi-même. En d’autres termes, connaître l’avenir, c’est connaître tous les effets des causes actuellement ou prochainement agissantes ; mais, parmi ces causes, une des principales, une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets de toutes les autres, c’est précisément la connaissance même et l’idée de tous ces effets ou de l’avenir ; il ne faut plus alors poser comme entièrement déterminé indépendamment de ma connaissance ce qui n’est déterminé en partie que par cette connaissance elle-même[1].

Conclurons-nous de là que l’individu ne peut, sans contradiction, supposer son avenir « absolument prédéterminé et objet dune prévision infaillible ? » C’est aller beaucoup trop loin. Ce qui est vrai, croyons-nous, c’est ce que nous avons essayé d’établir ailleurs : quoi qu’il fasse, l’être pensant ne peut se considérer lui-même comme un mécanisme entièrement passif. La prévision n’est pas une simple prescience contemplative qui verrait d’avance s’écouler sans elle le fleuve

  1. Comparez la Liberté et le déterminisme, 2e partie.