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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/67

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TARDE. — la statistique criminelle

quelque part les douloureuses constatations de la statistique et le débordement de démoralisation révélé par elle. En fait et en droit, d’ailleurs, rien de plus erroné que le calcul précédent. En fait, pour les abus de confiance qui ont sextuplé, pour les délits contre les mœurs qui ont septuplé, etc. il n’est pas vrai que les affaires ou les rencontres à l’occasion desquelles ils se produisent soient devenues six fois, sept fois plus nombreuses. En droit, pour l’ensemble des crimes et des délits, il me semble d’abord qu’on fait une confusion. On a beau dire et démontrer, pour continuer ma comparaison, que les chemins de fer sont le moins périlleux des moyens de transport ou que le gaz est le plus inoffensif des éclairages, il n’en est pas moins vrai qu’un Français de 1826 risquait beaucoup moins de mourir d’accident de voyage ou d’être victime d’un incendie qu’un Français de nos jours. Il y a un demi-siècle, on comptait par an quinze morts accidentelles sur 100,000 habitants, maintenant trente-six. C’est l’effet des découvertes qui constituent la civilisation de notre siècle. Cependant la vie moyenne en somme n’a pas diminué de durée ; je sais même qu’on la croit généralement en voie de prolongation ; mais les statisticiens sérieux ont soufflé sur cette illusion[1], pour employer leurs propres termes. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on a maintenant moins de chance qu’autrefois de mourir dans son lit, mais autant de chances de mourir tard. Les inventions civilisatrices ont donc apporté leur remède à leurs maux, et on peut en dire autant de leur effet, de ces convoitises, de ces besoins, qu’elles ont créés ou surexcités et d’où naît le crime, en même temps que le travail. Mais, si compensé qu’il soit, un mal est un mal, nullement amoindri en soi par le bien qui l’accompagne. Si l’un peut à la rigueur être séparé de l’autre, cela est clair ; et, s’ils sont indissolubles à jamais, hypothèse désespérante, cela est encore plus clair. Il m’importe peu que la sécurité des voyages, que la moralité des affaires aient augmenté quand la sécurité, quand la moralité des hommes voyageurs ou autres, commerçants ou autres, a diminué (ou paraît avoir diminué) de moitié ou des trois quarts. Pour une masse égale d’affaires, il n’y a pas plus de délits, soit, j’admets même qu’il y en a moins ; mais court-on, oui ou non, plus de risque aujourd’hui d’être trompé, escroqué ou volé par un Français qu’on n’en courait il y a cinquante ans ? Voilà ce qui nous importe au plus haut degré et non

  1. Voy. Statistique de la France, par Maurice Block, t.  I, p. 81. Il est à remarquer que la vie moyenne des femmes, sur lesquelles la civilisation, sans vouloir leur rien dire de désagréable, a eu moins d’action certainement que sur les hommes, est un peu supérieure à la vie moyenne de notre sexe. Si donc la vie moyenne s’était réellement prolongée, ce ne serait pas en tout cas un effet de la civilisation.