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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/96

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Je suis heureux d’avoir fourni à M. Tannery l’occasion d’apporter dans le débat des considérations de grand intérêt ; son assentiment sur les points essentiels m’est particulièrement précieux, eu égard à sa compétence dans les questions mathématiques. Je crois avec lui que le principe de causalité est le vrai nœud du problème ; les mathématiques sont comme le moulin dont parle Huxley, qui ne peut rendre que de la farine de blé quand on lui a donné à moudre des grains de blé. Seulement, la logique, la psychologie et la physique ne nous laissent pas ici le choix entre des grains de toute sorte : elles imposent des principes déterminés aux mathématiques, — plus déterminés que ne semble le croire M. Tannery, qui admet volontiers comme point de départ des hypothèses multiples. C’est une question sur laquelle nous espérons revenir, ainsi que sur celle de la prévision des futurs.

Dès aujourd’hui, constatons que le problème du libre arbitre vient se concentrer peu à peu dans la considération du temps. Les uns cherchent au libre arbitre un refuge dans le temps même ; les autres, comme Kant, placent au contraire la liberté hors du temps, et cette suprême ressource est un sujet que nous nous proposons d’examiner un jour. Pour ne parler aujourd’hui que de l’asile du temps, nous le croyons peu sûr au point de vue mécanique, malgré les ingénieuses considérations de M. Tannery. Il nous semble que, dans les questions mécaniques et concrètes, le temps est ce qu’il y a de plus dépendant ; on le traite comme une pure conséquence qui est donnée et fixe quand les principes sont donnés : le temps d’une éclipse, par exemple, n’offre aucun élément de variation. On considère le temps en son abstraction comme sans efficace par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant, et cette forme est par excellence celle du déterminisme. Il n’en est pas de même de la distance, parce que, l’espace étant plein, la distance répond à un nombre plus ou moins grand de forces, à une quantité plus ou moins grande de matière : si l’espace est plein, le temps, en un certain sens, est vide, la quantité de matière et de force n’y croissant point. Supposez un glacier absolument immobile : un kilomètre carré de glace contiendra plus de matière et plus de force qu’un mètre carré ; mais une année, pour ce glacier immobile par hypothèse, ne contiendra rien de plus qu’un jour : des données identiques en des temps différents sont toujours des données identiques, et la différence du temps est indifférente. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point de vue mécanique (et cela, en voulant garder le principe de la permanence des forces), c’est donc précisément chercher le libre arbitre dans le domaine de la plus grande détermination et de la plus grande passivité.

Mais il n’en est plus de même au point de vue psychologique, et l’idée du temps, ici, peut commencer à nous affranchir ; elle peut produire dans le déterminisme même ce que nous avons appelé ailleurs une première approximation de la liberté. La supériorité du déterminisme humain sur les pures machines (auxquelles voudraient l’assimi-