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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/97

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notes et discussions

ler des théories trop grossièrement mécanistes), c’est précisément que l’intelligence conçoit le temps. Toute idée conçue et désirée tend à se réaliser, l’idée de temps comme les autres ; bien plus, l’idée de l’éternité. Il y aurait donc un problème très intéressant de psychologie et de physiologie, dont nous avons esquissé la solution dans notre travail sur la liberté et le déterminisme : — Quelle influence l’idée du temps et surtout de l’intemporel exerce-t-elle dans le déterminisme de nos actions ? — Elle y peut produire assurément des phénomènes de suspension et de direction nouvelle, comme si nous disposions du temps en une certaine mesure par l’idée même que nous en avons. Et c’est là une confirmation nouvelle de notre doctrine sur la force efficace des idées. Quand, dans l’emportement tout mécanique de la passion, surgit l’idée de l’avenir, cette idée produit ce que M. Ribot appellerait avec les physiologistes un phénomène d’arrêt (car M. Ribot, lui aussi, se trouve dans le même courant de considérations où la pensée moderne est entrainée). Ce qui distingue l’action purement réflexe de l’action plus ou moins volontaire, c’est la conscience, laquelle suppose un certain temps intercalé entre l’excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette conscience l’idée du temps même, et vous avez une complication de la plus haute importance. L’être conscient vivra par anticipation dans l’avenir, et il y aura comme une réaction de l’avenir anticipé sur le présent, — réaction soumise à des lois déterminées et qui pourtant nous rapproche d’un idéal de liberté. Cette approximation est d’autant plus grande que nous faisons entrer un espace de temps plus vaste dans notre calcul. Que sera-ce si j’essaye, tant bien que mal, de concevoir les choses sub specie æterni ? Ce sera alors l’idée non plus seulement du durable, mais de l’éternel qui tendra à se réaliser dans ma conduite : je m’’efforcerai, comme si j’étais la providence, d’agir pour l’éternité, et aussi pour l’immensité, pour l’universalité des êtres. Je me désintéresserai de mon moi, peut-être périssable, pour considérer la durée indéfinie des siècles, l’intérêt permanent de l’humanité, l’intérêt éternel du monde, tel que je me le figure symboliquement dans ma pensée. L’action toute mécanique, sans considération de temps, c’est la passion pure ; l’action avec considération de temps limité, c’est l’intérêt proprement dit ; l’action sub specie æterni, ce serait le désintéressement et la moralité idéale ; ce serait en même temps la plus grande approximation possible de la liberté au sein du déterminisme. L’idée du temps et surtout de l’éternité est donc un élément capital du problème psychologique ; dans cette sorte de tempête intérieure qui est la passion, elle produit le même effet qu’une large main qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger, les aplanirait en les refoulant et les ferait s’étendre, équilibrées, apaisées, sur un espace indéfini.

Concluons qu’au point de vue psychologique, c’est par l’idée du temps que nous disposons du temps et semblons le « suspendre », non par une sorte de miracle mécanique, comme celui que M. Delbœuf a pro-