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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

première expérience avec J….. sur les suggestions à réaliser à l’état de veille, l’air particulier qu’elle prit fit naître un doute dans mon esprit sur le caractère véritable de cet état, et comment, en fin de compte, mon doute fit promptement place à la persuasion que cet état de veille apparente était bel et bien du somnambulisme[1].

Mais de la persuasion à la conviction scientifique, il y a de la distance. Une circonstance fortuite me mit sur la voie qui devait me permettre de la franchir.

C’était le samedi 13 mars. J’étais alors en train de dresser M….. sur le patron de J….., et je lui donnais, pour la première fois, un ordre à exécuter après que je l’aurais réveillée. Cet ordre était le même que j’avais donné auparavant à sa sœur : enlever des eaux sales, après quoi, venir se rasseoir dans son fauteuil et se rendormir. L’heure était indue, cette besogne n’est pas la sienne et est assez compliquée. Il faut vider un bassin dans un seau, descendre pour déverser le seau dans un évier ; essuyer et remettre chaque objet à sa place.

M….. me réservait une surprise. Je la réveille ; elle se lève.

M….. tient d’ordinaire les yeux baissés ; elle est timide, un peu en dedans, comme je l’ai dit ailleurs, et le regard, quoique beau, n’est pas absolument limpide, il a quelque chose de fuyant. Aussi n’est-il pas toujours facile, même à des yeux exercés comme sont les miens, de distinguer chez elle l’état hypnotique de l’état normal. Cette fois-là, je la croyais parfaitement éveillée.

Je lui demande ce qu’elle va faire. « Je vais vider les eaux sales. » Elle accomplit l’ordre de point en point, sauf qu’en rouvrant la porte de la chambre où je me tenais, elle me dit : « Monsieur, je suis réveillée », et ne revint pas se rendormir dans le fauteuil.

Étonne, je l’interroge : « Qu’est-ce que vous avez été faire ? — J’ai vidé les eaux sales, comme vous me l’avez dit. — Mais ce n’était ni l’heure, ni votre ouvrage. — Je le sais bien, mais j’ai cru que je devais le faire, puisque vous l’aviez dit. — Vous me dites que maintenant vous êtes réveillée. Quand vous êtes-vous réveillée ? — Quand j’ai eu vidé le seau et que je suis remontée. — Vous étiez donc endormie avant ? — Je ne sais pas. — Pourquoi dites-vous que vous

  1. Voir Revue philosophique, mai 1886, pages 450, 2o et 3o ; 460, 3e expérience ; 462, 2o ; 467, 5o. Voir aussi, dans la livraison d’août, mon article sur l’Influence de l’imitation, p. 156 et suivante.

    J’ai commencé la rédaction du présent article le 2 avril. J’y mettais la dernière main au commencement de mai, quand des circonstances douloureuses sont venues interrompre mon travail. C’est tout récemment que je l’ai revu avant de le livrer à l’impression. J’y ai actuellement inséré le fruit de mes réflexions ultérieures. Je me suis arrangé pour que le lecteur distingue facilement ces dernières de celles qui me venaient au fur et à mesure de mes expériences.