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toute la scène, et analyse exactement toutes ses sensations. Au moment où M. de R….. a touché à son verre de vin, elle a vu ses cheveux grandir ; elle se rappelle intégralement toutes les questions qu’il lui a faites, ainsi que l’impatience où elles la mettaient ; elle sait qu’elle est allée prendre un peigne, et quel usage elle en a fait, et ce qui s’en est suivi ; elle se rappelle enfin s’être réveillée, mais non s’être rassise dans le fauteuil et rendormie. Cette lacune l’intrigue et lui paraît quelque peu suspecte.

C’est au tour de M….. de recevoir une suggestion. Dix minutes après son réveil, elle verra s’altérer les traits de ma fille, qui est présente. Ce sera que son pied droit la fait souffrir : un clou est au fond du talon de sa pantoufle ; elle lui prendra cette pantoufle, rabattra le clou avec la tête de la paire de pincettes qui est à côté du foyer, la lui remettra au pied, puis se réveillera.

Je réveille M….. qui tient toujours son tricot en main. M….. regarde tout de suite l’heure à la pendule. Nous travaillons avec sa sœur. À chaque instant M….. jette un regard à la fois sur ma fille et sur la pendule. Enfin, au bout de six minutes (a-t-elle compris six et non dix ?) elle accomplit dans l’ordre toute la suggestion et se réveille au moment fixé.

Les souvenirs de M….. sont intacts ; elle se rappelle très bien que le réveil, qui chez elle, si l’on s’en souvient, est signalé par une secousse des épaules[1], est venu à l’instant où elle a remis la pantoufle au pied de ma fille ; mais elle n’a aucun souvenir de s’être endormie. Quant à nous, nous n’avons pu saisir aucune sorte de changement sur sa physionomie.

Les conclusions à tirer de ces deux expériences concordantes s’imposent, pour ainsi dire. Le sujet a la conscience qu’il se réveille, c’est donc qu’il dort. Qu’il n’ait pas la conscience du moment où il s’endort, rien de plus naturel : ce serait avoir la conscience que la conscience est perdue. C’est une contradiction dans les faits. Il peut bien, comme on va le voir, conclure qu’il a dû dormir, puisqu’il se réveille ; mais il ne peut saisir le sommeil lui-même. D’ailleurs quelle personne pourrait fixer le moment précis où elle s’est endormie, et se rendre compte des sensations ou des idées qui l’ont hantée à ce moment ? Chacun peut dire si à telle heure il était encore éveillé, mais non à quelle heure il a cessé de l’être. Néanmoins, j’ai cru devoir continuer, dans les expériences qui suivent, à appeler l’attention de J….. et de M….. tout spécialement sur ce point : mais je n’ai obtenu aucun résultat.

  1. Maintenant M….., à l’instar des sujets de Donato, se frotte les yeux.