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nécessité de certains préceptes de la conduite, est devenu une habitude intellectuelle transmise héréditairement à la postérité et transformée en un instinct. Ces intuitions morales fondamentales seraient donc « le résultat d’expériences d’utilité accumulées et devenues graduellement organiques et héréditaires, de sorte qu’elles sont maintenant tout à fait indépendantes de l’expérience consciente… Toutes les expériences d’utilité organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine, ont produit des modifications nerveuses correspondantes qui, par transmission et accumulation continuelles, sont devenues des facultés d’intuition morale, des émotions correspondant à la conduite bonne ou mauvaise, qui n’ont aucune base apparente dans les expériences individuelles d’utilité. La préférence ou l’aversion deviennent organiques par l’hérédité des effets des expériences agréables ou désagréables faites par nos ancêtres[1] ». Quoi qu’il en soit de cette hypothèse ou de celle de Darwin, ce qui est sûr c’est que chaque race possède aujourd’hui une somme d’instincts moraux innés, c’est-à-dire qui ne sont pas dus au raisonnement individuel, mais qui sont le partage de l’individu comme le type physique de la race à laquelle il appartient. On remarque quelques-uns de ces instincts dès l’enfance, aussitôt que le développement intellectuel commence à se révéler, mais bien sûr avant que l’enfant soit capable de faire le difficile raisonnement, démontrant l’utilité individuelle de l’altruisme. C’est de même l’existence du sens moral inné qui peut seule expliquer le sacrifice solitaire et obscur que les hommes font quelquefois de leurs intérêts les plus graves pour ne pas violer ce qui leur paraît leur devoir. On a beau dire que l’altruisme n’est que de l’égoïsme éclairé ! Cela n’empêche pas que dans des cas très fréquents l’égoïsme nous serait bien plus utile, qu’il nous épargnerait des peines ou nous ferait parvenir à ce que nous désirons le plus vivement, sans que nous ayons rien à craindre pour le moment ni même pour l’avenir. Lorsqu’on refuse de s’épargner un mal ou d’obtenir un bien, sans qu’on puisse voir l’utilité directe d’un tel sacrifice, il faut bien reconnaître l’existence d’un sentiment qui nous pousse indépendamment de tous raisonnements, ce qui n’empêche pas que de pareils sentiments, hérités par nous et dont nous n’avons aucun mérite, n’aient eu une origine utilitaire chez nos lointains ancêtres, selon l’hypothèse dont nous avons parlé. Darwin qui s’en passe, comme nous l’avons dit, arrive pourtant à la même conclusion : « Quoique l’homme, dit-il, n’ait que peu d’instincts spéciaux, ayant perdu ceux que ses premiers progé-

  1. Spencer, Les bases de la morale évolutionniste, ch.  vii.