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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

s’est réalisé ; mais elles l’ont, l’une et l’autre, dramatisée à leur manière. J….. a vu un deuil conduit par une femme ni vieille ni jeune ; une vieille cherchait à consoler la première et la prenait par le bras ; une autre vieille suivait. Venaient ensuite d’autres femmes et des hommes qui ne pleuraient pas, mais avaient l’air triste, et trois ou quatre enfants ; enfin une jeune femme en toilette laissait tomber des boutons (sic, non de fleurs, mais de vêtements — singulière influence du mot) et des demi-francs, que J….. ramassait. À la queue du cortège, une charrette chargée de vieux fusils et conduite à la main. Le cortège a passé le pont (nous habitons à côté d’un pont), et ce fut fini. Elle n’a pas vu de chien.

M….. non plus n’a pas vu le chien. Elle a regardé passer le convoi du seuil de notre maison. Elle aurait bien voulu l’accompagner, mais elle n’en avait pas le temps, et puis, il n’y avait là ni connaissances ni parents. Elle éprouvait beaucoup de peine de voir pleurer la veuve. Les hommes et les femmes qui suivaient ne pleuraient pas. Le char funèbre était chargé de couronnes, etc.

J….. et M….. ont cru toutes deux avoir fait un rêve ordinaire, et ont été naturellement frappées de cette circonstance qu’elles avaient rêvé l’une et l’autre d’enterrement, mais n’y ont pas remarqué d’autres traits de ressemblance.

Je suis entré dans ces quelques détails à l’occasion de ces sortes de rêves, parce qu’ils se rapportent à un nouveau genre de suggestion non encore pratiqué, je pense. Il y a là une mine, peut-être féconde, à exploiter. Plusieurs sujets pourraient, de cette façon, recevoir une suggestion absolument identique, et l’on verrait ce que chacun d’eux saurait en tirer, suivant son tempérament.

Après cette quasi-digression qu’on me pardonnera, je l’espère, je reprends la comparaison expérimentale du rêve physiologique et du rêve de l’hypnose ou bien de la veille somnambulique.

Le rêve physiologique se distingue souvent par sa bizarrerie ; les fusils y sont des hommes ; les chats, des oiseaux ; les vers de terre, des parents ; un amphitryon fait passer à ses convives son propre crâne en guise de plat, etc., etc.[1].

La plupart du temps, le rêveur accepte ces extravagances comme tout ce qu’il y a de plus naturel au monde. Parfois il s’étonne ; mais son étonnement a encore quelque chose de fantasque.

J’ai pensé que des somnambules comme les miens, qui savent se rappeler leurs pensées et leurs sensations hypnotiques, offraient des

  1. Il y a là trois rêves de M. G. Tarde ; je les ai consignés dans mon livre sur le Sommeil, p. 234, 240.