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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

9. La tête coupée. M….. et J….. sont endormies toutes deux en même temps. Je prévois que l’expérience pourra présenter de l’imprévu. M….. me servira pour le contrôle au besoin. C’est pourquoi je la laisse dans un fauteuil, pendant que j’emmène J….. dans une chambre voisine, où il y a une armoire à glace. Un second but de l’expérience est de se renseigner, si possible, sur la manière dont l’hypnotisé s’explique la disparition des objets. Ce sera l’objet d’un autre travail. Pour le moment, je ne l’utilise que pour sa bizarrerie, qui place le sommeil hypnotique sur la même ligne que le sommeil physiologique.

J….. a les yeux ouverts ; elle se sent très bien. Moi : « C’est dommage que vous n’avez plus votre tête. — Non, monsieur ? (J… prend un air inquiet et troublé). — Sentez ! » J….. porte ses deux mains à son cou et autour de sa tête, mais elle ne la touche pas une seule fois, s’arrangeant ainsi de manière à confirmer la suggestion ; c’est juste tout l’opposé de ce qu’on ferait à l’état de veille. Son action, qui, à première vue, a l’air d’une vérification, est, au contraire, une fausse manœuvre dont elle consent à être la dupe. J’en donnerai, à une autre occasion, le motif, qui est de nature purement psychologique.

Je la conduis devant la glace : elle ne voit pas sa tête, elle ne voit que son corps et indique nettement où il finit. Moi : « Mais, J……., comment voyez-vous que vous n’avez plus de tête ? — Par une fenêtre ? (et elle montre le cadre de la glace). Ce n’est pas là ma demande. Puisque vous n’avez pas de tête, comment voyez-vous ? — Par une fenêtre. — Vous ne comprenez pas : si vous n’avez pas de tête, vous n’avez pas d’yeux, et vous ne devez pas voir. » J….. reste interdite, et ne répond plus. Le lecteur voudra bien remarquer l’insistance que j’ai dû mettre à faire toucher du doigt à J….. une contradiction aussi palpable.

Je lui montre sa tête au loin sur une table : c’est un chapeau d’homme de haute forme. J…., toute joyeuse, se précipite, le saisit à deux mains, et, au moment où elle va le placer sur sa tête, je la réveille. Souvenir intégral. J….. a éprouvé une véritable angoisse ; sa physionomie, d’ailleurs, l’indiquait. Notons encore que cette angoisse se prolongea quelque temps après le réveil — analogie inattendue avec l’effet de certains rêves. Pareille angoisse se répétant avec obstination ne pourrait-elle pas, à la longue, troubler l’esprit et engendrer la folie[1] ?

Je vais chercher M…., qui pendant tout ce temps est restée endormie. J….. assiste avec intérêt à la scène ; seulement, la physionomie de M….. n’est point parlante. Elle non plus, ne touche pas sa tête ; elle

  1. Voir la Médecine d’imagination, par Ch. Féré, p. 28 et suiv.