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encore s’il y a une partie de ce sens moral dont on puisse signaler la présence dès les plus anciennes agrégations humaines, et quels sont les instincts moraux qui ont dominé à l’époque d’une civilisation inférieure, quels sont ceux qui, à peine embryonnaires alors, se sont développés ensuite et sont devenus maintenant la base de la moralité publique.

Nous laisserons de côté l’homme préhistorique dont nous ne pouvons rien savoir quant à ce qui nous intéresse, et les tribus sauvages dégénérées ou non susceptibles de développement, parce que nous pouvons les considérer comme des anomalies de l’espèce humaine. Nous tâcherons enfin de dégager et d’isoler les sentiments moraux qu’on peut dire définitivement acquis à la partie civilisée de l’humanité et qui forment la vraie morale contemporaine, non susceptible de perte, mais d’un développement toujours croissant, et nous pourrons alors appeler délit naturel ou social la violation de ces sentiments par des actes qui en même temps sont nuisibles à la communauté. Ce ne sera pas précisément la recta ratio de Cicéron, naturæ congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna, mais ce sera la recta ratio des peuples civilisés, des races supérieures de l’humanité, à l’exception de ces tribus dégénérées qui représentent pour l’espèce humaine une anomalie pareille à celle des malfaiteurs au sein d’une société.

II

Nous ne pouvons nous occuper, bien entendu, que du sens moral moyen de la communauté entière. Comme il y a eu toujours des individus moralement inférieurs au milieu ambiant, de même il y en a eu toujours d’autres supérieurs. Ces derniers sont ceux qui se sont efforcés d’arriver pour leur compte à la morale absolue, c’est-à-dire, selon Spencer, à cet idéal de la conduite réalisable pour une société entière, lorsqu’il y aura compénétration complète des sentiments d’un égoïsme raisonnable avec ceux d’un altruisme éclairé. Mais ces idéalistes sont peu nombreux et encore ils ne peuvent ni devancer de beaucoup leur temps, ni hâter de beaucoup le progrès évolutif. On a remarqué que l’idéalisme religieux et moral du christianisme, qui conçoit l’humanité comme une seule famille en Dieu, n’a pu paraître et s’enraciner qu’à l’époque où Rome avait réuni en un seul empire presque tous les peuples civilisés et avait des relations cosmopolites. « Sans cette condition, l’éthique chrétienne n’aurait