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ANALYSES.e. rabier. Leçons de philosophie.

une ? Oui, mon ignorance. L’apparente anomalie rentre donc dans la règle. Ainsi « les cas favorables confirment l’hypothèse, les cas défavorables ne prouvent rien » : donc toutes les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Par cette ingénieuse théorie, M. Rabier prétend à la fois réaliser un double avantage : 1o il donne au principe inductif le fondement réel qui lui fait défaut dans l’hypothèse à priorique ; 2o il échappe aux reproches qu’on fait et qu’il a faits lui-même aux théories purement empiriques. En effet, l’intelligence dans son système entre pour une grande part dans la formation du principe, c’est elle d’abord qui saisit le rapport entre la cause et l’effet, qui voit dans les événements autre chose que des séries purement successives ; c’est elle encore qui se pose la question de la régularité universelle ; c’est elle toujours qui distingue entre l’irrégularité apparente et l’irrégularité réelle ; c’est elle enfin qui assigne l’ignorance pour cause aux apparences d’irrégularité que l’expérience découvre ; l’intelligence élabore donc le principe de causalité dont l’expérience ne lui fournissait que la matière ; l’empirisme qui forme le principe est donc, selon l’expression de l’auteur, un empirisme intelligent. Par suite de cette formation du principe par l’intelligence, l’objection tirée de l’irrégularité en réalité plus fréquente que la régularité, qui porte contre Mill, ne porte plus contre M. Rabier. « Les cas défavorables ne prouvent rien. »

J’accorde volontiers que la position de M. Rabier n’est nullement contradictoire, cependant on ne peut s’empêcher de remarquer que l’auteur ne considère en somme le principe de raison que comme une hypothèse d’une probabilité très haute, mais contre laquelle un doute est toujours possible. Or, l’humanité semble bien affirmer sans doute le principe de raison, et ceux mêmes qui le nient, comme Hume, me paraissent l’affirmer au moment même où ils le nient, par le fait même qu’ils cherchent des raisons pour étayer leur négation. Les sceptiques me semblent, quand ils disent qu’ils en doutent, se faire illusion ou mentir à leur pensée. N’a-t-on pas dit : « secte, non de philosophes, mais de menteurs. » Il semble donc qu’en fait le principe de raison n’est pas mis en doute. Logiquement il ne s’ensuit pas qu’il soit indubitable, je le veux bien. Cependant j’ai beau faire, je ne puis arriver à croire que una plume écrit sans cause, ou que ma sonnette tinte sans courant électrique, ou que le bruit que j’entends n’a pas une cause quelconque et je ne crois pas que les autres hommes soient, de ce côté, fabriqués autrement que moi. S’il y en a, du moins, je n’en ai point vu. Je puis penser un phénomène sans penser à sa cause ; mais, dès que la question vient à se poser, la réponse est toujours affirmative. Ce que Hume a prouvé c’est que la représentation de l’effet est indépendante de la représentation de la cause, que le jugement de causalité est synthétique. Il y a d’ailleurs beau temps qu’Aristote avait prouvé que le moteur devait être autre que le mû[1], ce qui impliquait la thèse de Hume, mais si Hume a

  1. Phys., 1. VIII, c. v.