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prouvé que la question de causalité pouvait ne pas se poser, il n’a point établi que la question une fois posée on pût ne pas y répondre ou y répondre négativement. Or, ce doute « hyperbolique », comme l’appelle M. Rabier, me paraît absolument impossible.

D’où vient donc que M. Rabier le croie possible ? De ce que, je le crains, il a voulu que l’intelligence forme le principe par accroissements successifs. Ce faisant, il a donné à l’intelligence le modus operandi de l’expérience et il a mérité presque le reproche qu’on lui a fait de ne se séparer qu’en apparence de Mill. Si l’intelligence agit et si, comme l’a si bien et si fortement établi M. Rabier en Psychologie (p. 262), elle a un modus operandi à elle propre et qui se distingue radicalement de la mémoire et des sens, ce modus operandi doit se manifester dans toutes ses opérations. Pourquoi donc ici la faire opérer à la façon de l’expérience sensible ? Voici ce que dit Aristote commenté par saint Thomas sur le mode de procéder de l’expérience : « De la sensation vient la mémoire, au moins dans les animaux où se conserve l’impression sensible. Et la mémoire enrichie par beaucoup de faits par rapport au même objet, mais dans des circonstances singulières différentes, constitue l’expérience… Mais pourtant, continue le commentateur, l’expérience a besoin de quelque raisonnement sur les choses particulières pour établir le rapport de l’une à l’autre, ce qui est le propre de la raison… Or, la raison ne réside pas dans l’expérience des choses particulières ; mais, parmi beaucoup de choses particulières expérimentées, elle prend une chose commune à toutes qui s’affermit dans l’âme et elle la considère en dehors de toute considération de choses singulières[1]. Cette chose commune est l’universel. Dans les sensations mêmes, il y a une partie commune, un universel que l’intelligence dégage. « La sensation représente Callias non seulement en tant qu’il est Callias, mais aussi en tant qu’il est homme. » Mais tandis que le sens représente l’universel engagé dans le singulier, l’intellect a pour objet seulement l’universel et le dégage du singulier. Par suite tout ce qui est intellectuel dans la connaissance a une valeur et une portée universelles ; par suite encore, dès que l’intelligence conçoit un rapport de causalité, elle ne peut le concevoir autrement qu’universel. Dès la première idée donc que l’intelligence se formera de la causalité elle dira : la causalité est universelle. « Dès la première expérience, l’esprit peut établir comme nécessaire la proportion ou analogie, qui fait l’essence de tout principe universel[2]. » Il n’y a donc pas formation lente du principe comme par alluvions successives, il y a conception du principe en même temps que du rapport. Et ce qui est vrai de ce rapport est vrai de tous. En effet, si, d’une part, ce que M. Rabier a très bien prouvé (Psychologie, p. 261), l’intelligence a pour essentielle fonction de concevoir les rapports, si, d’autre part, ce qu’Aristote démontre, et en plusieurs endroits M. Rabier a bien l’air de

  1. In lib. II Analytic. Pots., l. 20. Edit. Fretté-Vivès, t.  XXII, p. 289.
  2. Ravaisson, Met. d’Arist., I, p. 505.