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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/203

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ANALYSES.de lanessan. L’expansion coloniale.

La première question qui se présente, dans l’étude de la colonisation, est celle-ci : quelle est l’origine des mouvements d’hommes, de ces migrations, tantôt stériles, tantôt fécondes, qui vont porter au loin les idées et les coutumes de la mère patrie ? M. de Lanessan affirme avec raison que cette origine ne doit pas être cherchée dans tel ou tel fait exceptionnel, dans tel ou tel accident de la vie sociale, comme par exemple le caprice d’un homme d’État avide de bruit et de conquête, ou dans tout autre fait personnel : elle a sa raison d’être dans l’ensemble et la masse des individus, dans le fond même de la population. L’émigration, et la colonisation qui en dérive, doit être considérée comme une fonction naturelle du corps social, assimilé à un être qui vit et se développe.

Tout le monde connaît à ce sujet l’opinion de Montaigne. « Les maladies et conditions de nos corps, disait l’auteur des Essais dans son pittoresque langage, se voient aussi aux États et polices : les royaumes, les républiques naissent, fleurissent, et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes sujets à une réplétion d’humeurs, inutile et nuisible, soit de bonnes humeurs, soit réplétion de mauvaises humeurs, qui est l’ordinaire cause des maladies. De semblable réplétion se voient les États souvent malades, et l’on a accoutumé d’user diverses sortes de purgation. Tantôt on donne congé à une multitude de familles pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui ; de cette façon, nos anciens Francons, partis du fond d’Allemagne, viendront se saisir de la Gaule et en déchasser les premiers habitants ; ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres. »

Assimiler, comme le fait Montaigne, les migrations humaines à un vulgaire purgatif, a paru un peu trivial à Herbert Spencer et à son école ; le philosophe anglais, tout en maintenant la comparaison de la société à l’être vivant, identifie le phénomène de la colonisation chez an peuple, à l’accomplissement de la fonction génératrice chez l’individu. Après avoir montré que le corps social est un véritable organisme, ayant son enfance, son adolescence et sa phase de décrépitude, ayant ses organes producteurs, représentés par les industriels, ses organes distributeurs, représentés par les commerçants, il admet aussi que ce corps a ses organes reproducteurs, représentés par les émigrants, explorateurs ou colons. D’où il semblerait résulter que la colonisation, chez un peuple, est un phénomène accidentel, passager comme la reproduction elle-même. M. de Lanessan ne partage pas cette manière de voir. Il pose en principe que la colonisation est la condition normale de toute société. « L’histoire de l’humanité, dit-il, se réduit presque à celle des migrations des hommes sur le globe ; les luttes incessantes qu’elle enregistre ne sont que des combats pour la possession des climats les plus doux, des terres les plus fécondes, et qui font les vies plus heureuses. » — Il y a certainement du vrai dans cette idée ; car la guerre,