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qui toujours implique un déplacement des masses humaines, n’a pas cessé d’agiter les sociétés. Depuis l’an 1496 avant notre ère, c’est-à-dire depuis l’époque où s’établit la confédération amphictyonique de Grèce, jusqu’en l’année 1861, un publiciste, M. Odysse Barrot, a compté deux cent vingt-sept années de paix contre trois mille cent trente années de guerre, c’est-à-dire une année de paix contre treize années de guerre, dans l’Europe civilisée. Toutefois il est essentiel de remarquer que ces guerres n’étaient pour la plupart que des luttes de bourgade à bourgade, de ville à ville, et n’entraînaient presque jamais de déplacements étendus. C’est ainsi que Ninive luttait contre Babylone, Ecbatane contre Ninive, Sparte contre Athènes, Syracuse contre Carthage, Rome contre Véies ou contre Capoue ; mais les grands mouvements d’hommes, comme celui de Xerxès marchant à la conquête de la Grèce, comme celui d’Alexandre poursuivant à travers les solitudes de l’Asie l’insaisissable armée des Perses, comme celui de César essayant de subjuguer les Gaulois encore barbares, étaient rares. Jusqu’au xve siècle, époque de la découverte de la terre par la race blanche, les migrations humaines restèrent peu fournies, peu étendues, et l’on peut dire que l’humanité n’a acquis toute sa mobilité que dans notre siècle, le siècle de la vapeur.

Pour ce qui est de la France en particulier, les migrations au delà de l’Océan ont commencé à se produire depuis environ quatre cents ans. Dès le xive siècle, des marins dieppois avaient fondé sur la côte de Guinée, dans l’Afrique occidentale, des comptoirs, qui furent comme les ancêtres de nos possessions africaines actuelles ; mais le mouvement colonial ne prit chez nous son véritable essor qu’au xvie siècle, époque où le Canada commença à se peupler de colons français. Au siècle suivant, c’est au tour de la Louisiane, des Antilles, de la Guyane, du Sénégal, de recevoir des émigrants de France. Mais le xviiie siècle porta un coup funeste à nos établissements d’outre-mer ; c’était l’époque où Voltaire raillait agréablement « les quelques arpents de neige du Canada », et où Montesquieu affirmait solennellement que les colonies n’ont d’autre effet que d’affaiblir et de dépeupler les pays d’origine ». En revanche, depuis cinquante ans, notre prestige colonial s’est grandement relevé ; l’Algérie et la Cochinchine ont été définitivement conquises, la Tunisie et Madagascar soumises au régime du protectorat, le Congo et le Gabon ouverts à notre commerce ; enfin, sur les confins de l’Asie, dans la presqu’lle indo-chinoise, sœur jumelle de la péninsule gangétique, commence à prendre corps un immense empire, qui, dans quelques années, sera peut-être à la France ce que l’Inde actuelle est à l’Angleterre.

Analyser tous les problèmes posés, étudiés, et en partie résolus par M. de Lanessan, dans son volumineux ouvrage, nous entraînerait beaucoup trop loin. Nous préférons renvoyer le lecteur désireux de s’instruire au livre lui-même ; il y trouvera, exposées longuement, dans un langage clair et précis, toutes les questions coloniales qui s’agitent en